— Ainsi donc il aurait fait main basse sur l’argent ? s’étonna Cicéron. Mais je croyais que les trois quarts de la fortune de César devaient revenir au jeune Octavien ?
— Il peut toujours courir ! fit Hirtius en levant les yeux au ciel.
— Il faudrait d’abord qu’il vienne le chercher, renchérit Pansa, et je ne miserais pas vraiment sur ses chances.
Deux jours après cette conversation, alors que je m’abritais de la pluie sous le portique pour lire le traité d’agriculture de Caton l’Ancien, l’intendant vint m’informer que L. Cornelius Balbus était là pour voir Cicéron.
— Eh bien, va dire au maître qu’il est là.
— Mais je ne sais pas si je dois… il m’a donné des instructions très strictes comme quoi il ne fallait le déranger sous aucun prétexte.
Je poussai un soupir et posai mon livre. Balbus était de ceux qu’il valait mieux recevoir. C’était l’Espagnol qui s’était occupé des affaires de César à Rome, et Cicéron le connaissait bien pour l’avoir défendu au tribunal contre une tentative de déchéance de citoyenneté. Il avait à présent dans les cinquante-cinq ans et possédait une immense villa dans les environs. Je le trouvai en train d’attendre dans le tablinum en compagnie d’un tout jeune homme en toge que je pris d’abord pour son fils ou son petit-fils. Puis je me ravisai en constatant que si Balbus était très basané, le garçon était vaguement blond, avec des cheveux coupés au bol ; il était aussi plutôt petit et mince, avec un joli visage mais le teint cireux et piqué d’acné.
— Ah, Tiron ! s’écria Balbus. Voudrais-tu avoir l’amabilité d’arracher Cicéron à ses livres ? Dis-lui que je lui amène le fils adoptif de César — Caius Julius Caesar Octavianus —, cela devrait suffire.
Le jeune homme m’adressa alors un sourire timide qui révélait des dents écartées et inégales.
Naturellement, Cicéron vint tout de suite, débordant de curiosité pour cette créature exotique qui semblait tombée du ciel au beau milieu du tumulte de la politique romaine. Balbus présenta le garçon, qui s’inclina en disant :
— C’est un des plus grands honneurs de mon existence de te rencontrer. J’ai lu tous tes discours et tes ouvrages de philosophie, et je rêve de ce moment depuis des années.
Il avait une voix agréable, douce et cultivée.
Cicéron se rengorgea au compliment.
— C’est très aimable de ta part. Et maintenant, s’il te plaît, avant d’aller plus loin, dis-moi comment il faut t’appeler ?
— En public, j’insiste pour que ce soit César. Mais pour mes amis et ma famille, je suis Octavien.
— Eh bien, à mon âge, il me serait difficile de m’habituer à un nouveau César, alors peut-être pourrais-je moi aussi t’appeler Octavien, si cela ne te dérange pas ?
— J’en serais honoré, répondit le jeune homme en s’inclinant de nouveau.
C’est ainsi que commencèrent deux jours de conversations étonnamment amicales. Il s’avéra qu’Octavien séjournait dans la villa voisine avec sa mère, Atia, et son beau-père, Philippe, et il n’hésita pas à faire des allers et retours entre les deux maisons. Il venait souvent seul alors qu’il était entouré d’amis et de soldats venus avec lui d’Illyrie, et que d’autres encore l’avaient rejoint à Naples. Cicéron et lui s’entretenaient dans la villa ou marchaient ensemble le long de la plage entre deux averses. En les regardant, une phrase du Caton l’Ancien ou De la vieillesse de Cicéron me revint : J’aime le jeune homme qui a quelque chose du vieillard, j’aime le vieillard qui a quelque chose du jeune homme… aussi curieux que cela puisse paraître, c’était Octavien qui paraissait parfois le plus âgé des deux : sérieux, poli, déférent, perspicace ; c’était Cicéron qui faisait des plaisanteries et des ricochets sur la mer. Il me confia qu’Octavien ne bavardait pas. Ce qu’il voulait, c’était un conseil politique. Le fait que Cicéron se fût publiquement rangé du côté des meurtriers de son père adoptif ne semblait pas le déranger le moins du monde. Combien de temps convenait-il d’attendre avant d’aller à Rome ? Comment devrait-il s’y prendre avec Antoine ? Que dire aux vétérans de César, dont beaucoup traînaient encore sur place ? Comment faire pour éviter la guerre civile ?
Cicéron était impressionné.
— Je comprends tout à fait ce que César a vu en lui. Il a un sang-froid qu’on trouve rarement chez ceux de son âge. Il pourrait faire un grand homme d’État un jour, si jamais il survit assez longtemps.
Il en allait autrement de son entourage. Il y avait par exemple deux anciens commandants de l’armée de César, qui avaient le regard dur et morne de tueurs professionnels ; et de jeunes compagnons arrogants, dont deux en particulier : Marcus Vipsanius Agrippa, qui n’avait pas encore vingt ans mais qui était déjà marqué par la guerre, taciturne et vaguement menaçant, même au repos ; et Caius Cilnius Mæcenas, un peu plus âgé, efféminé, rieur, cynique.
— Ceux-là , disait Cicéron, je ne les aime pas du tout .
Je n’eus qu’une seule fois l’occasion d’observer Octavien de près pendant un certain temps. Ce fut au dernier jour de son séjour, lorsqu’il vint dîner avec sa mère, son beau-père, Agrippa et Mécène ; Cicéron avait invité aussi Hirtius et Pansa, et je faisais le neuvième convive. Je remarquai que le jeune homme ne toucha pas à son vin, qu’il s’exprimait peu, qu’il ne cessait de scruter ceux qui parlaient de son regard gris pâle et qu’il écoutait tout avec attention, comme s’il cherchait à retenir tous leurs propos. Atia, qui aurait fait un parfait modèle pour une statue personnifiant la matrone romaine idéale, était beaucoup trop bien élevée pour exprimer une opinion politique en public. Philippe, lui, qui n’avait pas hésité à boire, se montra de plus en plus volubile et, vers la fin de la soirée, annonça :
— Eh bien, si ça vous intéresse de connaître mon avis, je crois qu’Octavien devrait renoncer à son héritage.
— Est-ce que ça intéresse vraiment quelqu’un de connaître son avis ? me glissa Mécène à l’oreille avant de mordre dans sa serviette pour étouffer son rire.
— Et qu’est-ce qui te pousse à penser cela, père ? s’enquit Octavien avec douceur.
— Eh bien, mon garçon, si je peux te parler franchement, tu peux te faire appeler César, ça ne fait pas de toi César, et plus tu te rapprocheras de Rome, plus tu seras en danger. Tu crois vraiment qu’Antoine va te céder tous ces millions comme ça ? Et pourquoi les vétérans de César te suivraient-ils plutôt qu’Antoine, qui a commandé toute une aile à Pharsale ? Le nom de César est une cible sur ton dos. Tu te feras tuer avant d’avoir parcouru cinquante milles.
Hirtius et Pansa acquiescèrent d’un signe de tête.
— Non, assura posément Agrippa, on peut le conduire à Rome en toute sécurité.
Octavien se tourna vers Cicéron :
— Et toi, qu’en penses-tu ?
Cicéron se tamponna soigneusement les lèvres avec sa serviette avant de répondre :
— Il y a tout juste quatre mois, ton père adoptif dînait précisément à la place que tu occupes et m’assurait qu’il n’avait pas peur de la mort. La vérité est que nos vies ne tiennent toutes qu’à un fil. Il n’y a aucune sécurité nulle part, et nul ne peut prédire ce qui arrivera. Quand j’avais ton âge, je n’aspirais qu’à la gloire. Que n’aurais-je donné pour être à la place où tu es à présent !
— Tu irais donc à Rome ?
— Oui.
— Et tu ferais quoi ?
— Je me présenterais aux élections.
— Mais il n’a que dix-huit ans, protesta Philippe. Il n’a même pas l’âge de voter.
Читать дальше