Après le passage du cortège, il y eut comme une pause étrange durant laquelle on emporta le corps vers l’escalier, derrière les rostres. Jamais auparavant, et plus jamais ensuite, je n’entendis un tel silence au cœur de Rome en pleine journée. Durant cette accalmie menaçante, les membres les plus distingués du cortège montèrent sur la tribune, et lorsque le corps y parut enfin, les vétérans de César se mirent à frapper leur bouclier avec leur épée comme ils l’eussent fait sur le champ de bataille, produisant un vacarme guerrier des plus effrayants. Le corps fut déposé avec précaution sur la chapelle dorée. Antoine s’avança pour prononcer l’éloge et leva la main pour réclamer le silence.
— Nous ne sommes pas venus dire adieu à un tyran ! déclara-t-il, sa voix puissante résonnant parmi les temples et les statues. Nous sommes venus dire adieu à un grand homme odieusement assassiné dans un lieu consacré, par ceux-là mêmes qu’il avait graciés et promus !
Il avait assuré au Sénat qu’il s’exprimerait avec modération, et il brisait cette promesse dès la phrase d’ouverture. Pendant toute l’heure qui suivit, il s’employa à attiser le chagrin et la fureur de la vaste assemblée déjà bien enflammée par le spectacle de la procession. Il tendit les bras, fut à deux doigts de se jeter à genoux, se frappa la poitrine. Il désigna le ciel. Il énuméra les exploits de César. Il leur parla du testament de César — de la somme prévue pour chaque citoyen, du jardin public, de l’amère ironie qui voulait qu’il avait honoré Decimus.
— Et pourtant ce Decimus, qui était comme un fils pour lui… et Brutus et Cassius et Cinna et les autres… tous ces hommes avaient fait un serment, la promesse sacrée de servir César et de le protéger ! Le Sénat leur a accordé l’amnistie, mais par Jupiter, quelle vengeance n’exercerais-je pas si la prudence ne me retenait !
Bref, il eut recours à tous les stratagèmes de l’art oratoire que l’austère Brutus avait rejetés. Et c’est alors qu’il assena son coup de génie — ou était-ce celui de Fulvia ? Il fit monter à la tribune l’un des acteurs portant un masque si fidèle et vivant de César, qui, d’une voix rauque, déclama à la foule ce vers célèbre tiré du Jugement des armes , de Pacuvius :
Les avais-je épargnés,
pour tomber sous leurs coups ?
L’imitation était d’une perfection surnaturelle. C’était comme un message de l’au-delà. Puis, aux cris d’horreur de la foule, l’effigie du cadavre de César fut soulevée par un système mécanique et se mit à tourner afin de bien présenter toutes ses blessures.
À partir de ce moment, les funérailles de César suivirent le même chemin que celles de Clodius. On était censé brûler le corps sur un bûcher déjà préparé au Champ de Mars. Mais tandis qu’on le descendait des rostres, des voix furieuses crièrent que la crémation devrait avoir lieu dans la Curie de Pompée, là où avait été commis le crime, ou sur le Capitole, où s’étaient réfugiés les conspirateurs. Puis la foule, sur une impulsion collective, changea d’avis et décida qu’il fallait le brûler sur place. Antoine ne fit rien pour l’arrêter et regarda avec indulgence la populace piller de nouveau les librairies de l’Argilète et traîner les bancs des tribunaux pour les entasser au centre du Forum. La bière de César fut déposée sur ce bûcher improvisé, et l’on y mit le feu. Les acteurs, les danseurs et les musiciens se dépouillèrent de leurs ornements et de leurs masques et les lancèrent dans les flammes. La foule les imita. Les Romains hystériques s’arrachèrent leurs propres vêtements et les jetèrent dans le feu avec tout ce qu’ils trouvèrent d’inflammable. Quand la foule s’élança dans les rues, des torches à la main, pour courir chez les assassins, je pris peur et rentrai au Palatin. En chemin, je croisai le malheureux Helvius Cinna, poète et tribun, que la foule avait confondu avec le préteur Cornelius Cinna mentionné par Antoine dans son discours. On le traînait, hurlant, par une corde passée autour de son cou, et l’on brandit par la suite sa tête sur une pique tout autour du Forum.
Quand j’arrivai en titubant à la maison et racontai à Cicéron ce qui s’était produit, il enfouit son visage dans ses mains. Toute la nuit, nous entendîmes les bruits de la destruction, et le ciel fut embrasé par les flammes des maisons incendiées. Le lendemain, Antoine envoya un message à Decimus pour l’avertir que la vie des assassins ne pouvait plus être protégée et qu’il leur fallait quitter Rome au plus vite. Cicéron leur conseilla de s’exécuter : ils seraient plus utiles en vie que morts à la cause de la République. Decimus partit pour la Gaule cisalpine, prendre le gouvernement de la province qui lui avait été attribuée. Trebonius fit de même en se rendant en Asie par une route détournée. Brutus et Cassius allèrent se réfugier sur la côte, à Antium. Cicéron, lui, se dirigea vers le sud.
Il en avait, assura-t-il, fini avec la politique. Il irait en Grèce. Il demeurerait avec son fils, à Athènes. Il écrirait de la philosophie.
Nous prîmes la plupart des livres dont il aurait besoin dans ses bibliothèques de Rome et de Tusculum, et nous mîmes en route avec une suite importante, dont deux secrétaires, un chef cuisinier, un médecin et six gardes du corps. Depuis l’assassinat, il faisait froid et humide, ce qui, bien entendu, fut interprété comme un autre signe de la désapprobation des dieux devant le meurtre de César. Mon souvenir le plus vif de ces jours de voyage est celui de Cicéron en train de rédiger de la philosophie dans sa voiture, une couverture sur les genoux, pendant que la pluie tambourinait en continu sur le mince toit de bois. Nous passâmes une nuit chez Matius Calvena, de l’ordre équestre, qui se désespérait pour l’avenir de la nation :
— Où un homme du génie de César a succombé, qui peut se flatter de réussir ?
À part lui, et contrairement aux scènes qui s’étaient déroulées à Rome, nous n’avions vu personne qui ne se réjouisse pas de la disparition du dictateur.
— Malheureusement, comme le fit remarquer Cicéron, aucun d’eux n’est à la tête d’une légion.
Il se réfugia dans son travail et, lorsque nous arrivâmes à Puteoli, aux Ides d’avril, il avait terminé un livre entier — Des augures —, la moitié d’un autre — Du destin — et en avait commencé un troisième — De la gloire —, trois exemples de son génie qui survivront aussi longtemps que les hommes seront capables de lire. Et à peine fut-il descendu de voiture et eut-il dégourdi ses jambes sur la plage qu’il commença à dresser le plan d’un quatrième, De l’amitié ( Je me demande si elle ne serait pas, la sagesse exceptée, ce que l’homme a reçu de meilleur des dieux immortels ), qu’il projetait de dédicacer à Atticus. Le monde physique lui était peut-être devenu hostile et dangereux, son monde intérieur lui offrait liberté et tranquillité.
Antoine avait congédié le Sénat jusqu’au premier juin et, peu à peu, les grandes figures de Rome commencèrent à peupler les belles villas de la baie de Naples. La plupart des nouveaux arrivants, comme Hirtius et Pansa, ne s’étaient toujours pas remis de la mort de César. Ils étaient censés devenir consuls à la fin de l’année et, afin de se préparer, ils demandèrent à Cicéron s’il voulait bien leur donner de nouvelles leçons d’éloquence. Il n’en avait pas très envie — cela le détournait de l’écriture, et il trouvait irritants leurs propos attristés au sujet de César — mais il était trop accommodant pour refuser longtemps. Il les emmena donc sur la plage pour leur enseigner l’élocution comme Démosthène l’avait fait avec lui, en leur apprenant à parler clairement la bouche pleine de cailloux et à projeter leur voix par-dessus le fracas des vagues. À la table du dîner, ils ne cessèrent de donner des exemples de l’autoritarisme d’Antoine : qu’il avait dupé Calpurnia la nuit de l’assassinat pour qu’elle lui confie tous les documents privés de son défunt mari ainsi que toute sa fortune ; qu’il prétendait maintenant que ces documents contenaient divers édits qui avaient force de loi, alors qu’il les avait fabriqués lui-même contre d’énormes pots-de-vin.
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