Pendant cette conversation, j’avais remarqué que Decimus s’entretenait avec deux de ses gladiateurs. Il s’approchait à présent à pas rapides, la mine sombre.
— Il paraît que Lépide fait quitter l’île Tibérine à sa légion, annonça-t-il.
— Nous devrions le voir d’ici, dit Cassius.
Nous suivîmes Cassius et Decimus dehors et contournâmes le grand temple jusqu’à la terrasse pavée au nord, d’où l’on embrassait du regard tout le Champ de Mars et au-delà. Il n’y avait pas de doute : les légionnaires traversaient le pont et se rassemblaient sur la rive la plus proche de la cité.
Incapable de dissimuler sa nervosité, Brutus martelait le sol du pied.
— J’ai envoyé un messager à Lépide il y a des heures, nous apprit-il, mais il n’a pas répondu.
— La voilà, sa réponse, commenta Cassius.
— Brutus, je t’en supplie, l’implora Cicéron, je vous supplie tous, d’aller au Forum pour expliquer aux citoyens ce que vous avez fait et pourquoi. Galvanisez-les avec l’esprit de la République d’antan. Autrement, Lépide va vous coincer ici, et Antoine prendra le contrôle de la ville.
Brutus lui-même comprenait maintenant que c’était la sagesse même, aussi les conspirateurs — ou les assassins, ou les combattants pour la liberté, ou les libérateurs : nul ne savait exactement comment les appeler — descendirent en une longue file la route qui part en tournoyant du sommet du Capitole, passe derrière le temple de Saturne et va jusqu’au Forum. À la suggestion de Cicéron, ils laissèrent leur garde de gladiateurs derrière eux :
— Notre sincérité sera plus manifeste si nous marchons sans armes ni escorte ; et si jamais les choses se passaient mal, nous pourrions rapidement battre en retraite.
La pluie s’était arrêtée. Au Forum, trois à quatre cents citoyens s’étaient réunis et se tenaient, amorphes, parmi les flaques, attendant manifestement la suite des événements. Ils nous virent arriver de loin et vinrent lentement à notre rencontre. Je n’avais aucune idée de ce que serait leur réaction. César avait toujours été très apprécié du peuple, bien que la population elle-même eût commencé à se lasser de son comportement de roi — on redoutait ses désirs de guerres imminentes et on regrettait l’ancien temps des élections, où chacun se faisait courtiser par les dizaines de candidats à grand renfort de flatteries et de pots-de-vin. Allaient-ils nous féliciter ou tenteraient-ils de nous réduire en pièces ? En réalité, ils ne firent ni l’un ni l’autre. Ils nous regardèrent dans un silence absolu arriver au Forum puis s’écartèrent pour nous laisser passer. Les préteurs — Brutus, Cassius et Cinna — montèrent aux rostres pour leur parler tandis que le reste de notre troupe, Cicéron compris, se rangeait sur le côté pour observer.
Brutus fut le premier à prendre la parole, et si je me rappelle encore sa lugubre phrase d’introduction — « De la même façon que mon ancêtre Junius Brutus a chassé Tarquin le roi tyran de la cité, aujourd’hui, je nous ai débarrassés du dictateur tyran César » — j’ai oublié la suite. C’était bien le problème. Il s’était visiblement échiné dessus pendant des jours, et nul doute que cela aurait fait un bon essai sur les maux du despotisme. Mais comme Cicéron avait longtemps tenté de le lui faire entendre, un discours est un spectacle, pas un cours de philosophie : il doit s’adresser aux émotions davantage qu’à l’intellect. À cet instant, un discours galvanisant aurait pu renverser la situation… aurait pu inciter la foule à défendre le Forum et les libertés citoyennes contre les soldats qui continuaient à se rassembler sur le Champ de Mars. Or, Brutus leur fit un cours constitué pour trois quarts d’histoire et pour un quart de théorie politique. J’entendais à côté de moi Cicéron grommeler dans sa barbe. Et pour couronner le tout, la blessure de Brutus se remit à saigner sous son pansement pendant qu’il parlait ; l’attention fut donc détournée de ce qu’il disait vers le rappel sanglant de ce qu’il avait fait.
Au bout de ce qui parut un long moment, Brutus termina sur des applaudissements que l’on pourrait qualifier de polis. Cassius lui succéda, et ne s’en sortit pas si mal, grâce aux leçons d’éloquence que Cicéron lui avait données à Tusculum. Mais c’était un soldat de métier, et il avait passé peu de temps à Rome : on le respectait, mais on ne le connaissait guère, sans même parler de l’apprécier. Il reçut encore moins d’applaudissements que Brutus. Ce fut cependant Cinna qui signa le désastre. C’était un orateur de la vieille école basée sur le mélodrame, et il s’efforça d’insuffler un peu de passion dans son allocution en arrachant sa toge prétorienne pour la jeter du haut de la tribune, la dénonçant comme le présent d’un despote qu’il avait honte de porter. Une telle hypocrisie fut très mal acceptée. Quelqu’un lança :
— Ce n’est pas ce que tu disais hier !
La remarque souleva des acclamations, ce qui encouragea un autre agitateur à crier :
— Sans César, tu ne serais rien, espèce de vieux croûton !
La voix de Cinna se perdit alors dans un concert de quolibets, et le rassemblement aussi.
— C’est un véritable fiasco, commenta Cicéron.
— Tu es un orateur, lui glissa Decimus. Tu ne peux pas dire quelque chose pour sauver la situation ?
À mon épouvante, je vis que Cicéron était tenté. Mais Decimus reçut alors un nouveau rapport l’informant que la légion de Lépide se dirigeait vers la cité. Il fit aussitôt signe aux préteurs de descendre des rostres et, avec toute l’assurance dont nous pouvions faire montre, c’est-à-dire pas grand-chose, nous retournâmes bien vite au Capitole.
Typique du décalage qui existait entre Brutus et le reste du monde, le préteur avait cru jusqu’au dernier moment que Lépide n’oserait jamais violer la loi qui interdisait à son armée de franchir la limite sacrée pour entrer dans Rome. Brutus pensait connaître parfaitement le maître de cavalerie : Lépide était marié à sa sœur, Junia Secunda (de même que Cassius avait épousé sa demi-sœur, Junia Tertia).
— Crois-moi, c’est un patricien pur sang. Il ne fera rien d’illégal. Je l’ai toujours vu parfaitement respectueux de la dignité et du protocole.
Et il sembla d’abord qu’il avait raison, car après avoir traversé le pont et s’être approchée des murs de la ville, la légion fit halte sur le Champ de Mars et dressa le camp à un demi-mille de l’enceinte. Mais peu après la tombée de la nuit, nous entendîmes les notes plaintives des trompettes de guerre. Les chiens se mirent à aboyer dans l’enceinte du temple, et nous nous précipitâmes pour voir ce qui se passait. De gros nuages occultaient la lune et les étoiles, mais les lueurs lointaines des feux de camp de la légion se détachaient très distinctement dans l’obscurité. Alors même que nous regardions, les feux semblèrent se diviser puis se muer en serpents de feu.
— Ils avancent avec des torches, expliqua Cassius.
Une ligne lumineuse commença alors à sinuer sur la route vers la porte Carmenta. Bientôt, l’air nocturne humide nous apporta le martellement ténu des pieds chaussés des légionnaires. La porte se situait presque exactement en contrebas de notre position, dissimulée par des affleurements rocheux. La trouvant verrouillée, l’avant-garde des troupes frappa pour qu’on lui ouvre et appela le gardien. Mais j’imagine que celui-ci s’était enfui. Pendant un temps assez long, plus rien ne se produisit. Puis on apporta un bélier. Il y eut une série de coups sourds, et enfin le fracas du bois qui cède. Des hommes poussèrent des cris de joie. Penchés par-dessus le parapet, nous vîmes les légionnaires, torche en main, se glisser rapidement par la brèche ménagée dans la porte, puis se déployer au pied du Capitole et vers le Forum, où ils se postèrent devant les principaux bâtiments publics.
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