Ses licteurs lui ouvrirent la voie, et il entra. Il passa à moins de trois pas de moi, et je respirai le parfum douceâtre et épicé des huiles et onguents dont on l’avait enduit après son bain. Decimus se glissa dans la salle, juste derrière lui. Marc Antoine lui emboîta le pas, mais il fut aussitôt intercepté par Trebonius, qui l’entraîna à l’écart.
Le Sénat se leva. César remonta l’allée silencieuse avec une expression pensive et concentrée, faisant tourner un style dans sa main droite. Deux scribes le suivaient, porteurs de coffrets à documents. Cicéron était assis au premier rang, réservé aux anciens consuls. César ne le salua pas, ni personne d’autre d’ailleurs. Il jetait des regards de tous côtés et agitait ce style entre ses doigts. Il monta sur l’estrade, se tourna vers les sénateurs et leur fit signe de s’asseoir avant de prendre lui-même place sur son trône.
Immédiatement, des silhouettes se levèrent et s’approchèrent pour lui soumettre des requêtes. Cette pratique était devenue monnaie courante, maintenant que les débats n’importaient plus guère. Les séances du Sénat n’apparaissaient plus à présent que comme l’une des rares occasions où l’on pouvait remettre au dictateur une doléance en mains propres. Le premier à l’atteindre — par la gauche, les deux mains tendues en signe de supplication — fut Tillius Cimber. On savait qu’il cherchait à obtenir la grâce de son frère exilé. Mais au lieu de soulever le bord de la toge de César pour la baiser, il saisit soudain les plis de l’étoffe autour de son cou et tira dessus si fort que César fut emporté de côté et coincé là, prisonnier de l’épais tissu. Il poussa une exclamation furieuse, d’une voix à demi étranglée que je ne pus comprendre clairement. Cela ressemblait à : « Mais c’est de la violence ! » À cet instant, l’un des frères Casca, Publius, arriva vers lui par l’autre côté et plongea un poignard dans la direction du cou dénudé de César. Je n’en croyais pas mes yeux : ça ne pouvait être vrai, c’était une pièce de théâtre, un songe.
— Casca, scélérat ! que fais-tu ?
En dépit de ses cinquante-cinq ans, le dictateur était encore un homme fort. il parvint à saisir la lame de Casca de la main gauche — se l’enfonçant sans doute dans les doigts — et à se libérer de l’emprise de Cimber pour assener un coup de style sur le bras de Casca.
— Mon frère, au secours ! cria celui-ci en grec.
Son frère, Caius, se précipita alors et poignarda César dans le flanc. Le cri de stupéfaction du dictateur retentit dans toute la salle. César tomba à genoux. Plus de vingt silhouettes en toge montaient déjà sur l’estrade et l’entouraient. Decimus courut les rejoindre, et les couteaux se déchaînèrent. Des sénateurs se levèrent pour voir ce qui se passait. On m’a souvent demandé pourquoi aucun de ces centaines d’hommes dont César avait fait la fortune et favorisé la carrière n’avait tenté de lui venir en aide. Je ne saurais répondre, sinon pour dire que tout alla si vite et fut si violent et inattendu que chacun resta pétrifié.
Je ne distinguais plus le dictateur, entouré par ses assaillants. Cicéron, qui se trouvait beaucoup plus près que moi, me raconta par la suite qu’avec un effort surhumain César parvint à se relever brièvement et tenta d’échapper à ses agresseurs. Mais l’attaque était si brutale, si désespérément précipitée et si dense que toute fuite était impossible. Ses assaillants se blessèrent même les uns les autres. Cassius poignarda Brutus à la main. Minucius Basilus enfonça son arme dans la cuisse de Rubrius. Il paraîtrait que les derniers mots du dictateur furent un amer reproche à Decimus, qui l’avait convaincu de venir : « Toi aussi ? » Peut-être est-ce la vérité, mais je doute cependant qu’il eût encore été capable de proférer le moindre mot. Les médecins dénombrèrent vingt-trois coups de couteau sur son cadavre.
Leur affaire terminée, les assassins s’écartèrent de ce qui avait été un instant auparavant le cœur battant de l’empire et n’était plus maintenant qu’une dépouille sans vie. Les mains comme gantées de rouge, ils brandirent leurs lames sanglantes et clamèrent des slogans : « Liberté ! » « Paix ! » « La République ! » Brutus cria même :
— Longue vie à Cicéron !
Puis ils se ruèrent dans l’allée et coururent sous le portique, les yeux fous et leurs toges maculées tels des tabliers de boucher.
À peine furent-ils sortis qu’un sortilège sembla se rompre, et ce fut la débandade. Dans la plus grande panique, les sénateurs sautaient par-dessus les bancs et se marchaient dessus pour fuir au plus vite. Je manquai d’être piétiné dans la bousculade. Mais j’étais décidé à ne pas partir sans Cicéron. Je me frayai un chemin à contre-courant de la foule compacte et finis par le trouver. Il était toujours assis, les yeux rivés sur le corps de César, qui gisait sur le dos, abandonné — ses esclaves avaient pris la fuite —, les pieds dirigés vers la statue de Pompée, la tête pendant par-dessus le bord de l’estrade, face à la porte.
Je pressai Cicéron de partir, mais il ne parut pas m’entendre. Il regardait le corps, comme hypnotisé.
— Personne n’ose s’approcher de lui, regarde, murmura-t-il.
Le dictateur avait perdu une de ses chaussures ; sa toge relevée jusqu’aux cuisses révélait ses jambes épilées — la pourpre impériale n’étant plus qu’un amas déchiré et ensanglanté. Il avait une entaille à la joue qui exposait l’os de la pommette, et ses yeux sombres renversés paraissaient fixer la Curie désertée d’un regard outragé. Le sang de sa blessure au visage dévalait son front et coulait sur le marbre blanc.
Je revois ces détails aujourd’hui aussi clairement que je les ai vus il y a quarante ans et, pendant un instant, la prophétie de la Sibylle me revint : Rome serait dirigée par trois personnes, puis par deux, puis une et enfin aucune. C’est avec peine que je parvins à détourner le regard pour prendre Cicéron par le bras et le forcer à se lever. Finalement, pareil à un somnambule, il se laissa entraîner, et nous sortîmes ensemble dans la lumière du jour.
Un chaos indescriptible régnait sous le portique. Les assassins étaient partis, escortés par les gladiateurs de Decimus. Nul ne connaissait leur destination. On se pressait en tous sens pour découvrir ce qui s’était passé. Les licteurs du dictateur avaient jeté les symboles de leur charge et s’étaient enfuis. Les sénateurs restants quittaient la Curie aussi vite qu’ils le pouvaient ; quelques-uns avaient même retiré leur toge afin de dissimuler leur rang et cherchaient à se perdre dans la foule. Pendant ce temps, à l’autre bout du portique, des membres du public qui assistait aux combats de gladiateurs dans le théâtre adjacent arrivaient pour connaître la cause de cette agitation.
Je compris que Cicéron courait un grand danger. Bien qu’il n’eût pas été averti de la conspiration, Brutus avait crié son nom, et tout le monde l’avait entendu. Il constituait une cible toute désignée pour la vengeance. Les fidèles de César pourraient même le prendre pour l’instigateur de l’assassinat. Le sang appellerait le sang.
— Il faut qu’on te sorte d’ici, lui glissai-je.
À mon grand soulagement, il acquiesça, encore trop hébété pour protester. Nos porteurs avaient fui en abandonnant les litières. Nous filâmes donc à pied vers la sortie du portique. Pendant ce temps, les jeux continuaient de se dérouler en toute ignorance. Une salve d’applaudissements jaillit du théâtre de Pompée lors d’un combat de gladiateurs. On n’aurait jamais deviné ce qui venait de se produire, et plus nous mettions de distance entre nous et la Curie, plus les choses paraissaient normales, de sorte que lorsque nous atteignîmes la porte Carmenta et pénétrâmes dans la ville, on se serait cru un jour de fête parfaitement ordinaire, et le crime semblait n’avoir été qu’un horrible cauchemar.
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