— Il a ri ?
— Pas du tout ! Il est devenu très sérieux, comme si je l’avais insulté, et il a répliqué qu’en tant que chef de l’État il avait le devoir de prendre toutes les précautions nécessaires, car s’il lui arrivait quelque chose, ce serait le chaos, mais que cela ne signifiait pas qu’il avait peur de mourir — loin s’en fallait. J’ai donc approfondi un peu la question et lui ai demandé pourquoi il n’avait pas peur : croyait-il à l’éternité de l’âme ou pensait-il qu’on meurt avec son corps ?
— Et quelle a été sa réponse ?
— Il a dit qu’il ne pouvait pas savoir pour les autres, mais que de toute évidence, lui ne mourrait pas avec son corps parce qu’ il était un dieu. J’ai essayé de voir s’il plaisantait, mais je n’ai pas pu le déterminer. À cet instant, je peux te dire en toute honnêteté que j’ai cessé de lui envier son pouvoir et sa gloire. Tout cela l’a rendu fou.
Ce soir-là, je ne revis César que lorsqu’il prit congé. Il sortit de la salle à manger principale penché vers Cicéron et riant à une remarque que ce dernier venait de faire. Il était légèrement empourpré par le vin, ce qui était assez rare chez lui, vu qu’il buvait généralement avec modération, voire pas du tout. Ses soldats se rangèrent en ligne, comme pour une haie d’honneur, tandis qu’il s’éloignait dans la nuit, soutenu par Philippus et suivi par ses officiers.
Le lendemain matin, Cicéron écrivit un bref compte rendu à Atticus : Eh bien ! cet hôte si incommode, je suis loin de m’en plaindre, en vérité. Celui que je recevais n’est pourtant pas de ces gens à qui l’on dit : au revoir, cher ami, et n’oublie pas de repasser à ton retour. C’est assez d’une fois.
Pour autant que je sache, Cicéron et César n’eurent plus jamais l’occasion de se parler.
La veille de notre retour à Rome, j’allai jeter un coup d’œil sur ma ferme. Elle se révéla difficile à trouver, presque invisible depuis la voie côtière, tout au bout d’un long sentier qui s’enfonçait dans la montagne : je finis par découvrir un vénérable bâtiment couvert de lierre avec une vue magnifique sur l’île de Capri. Il y avait une oliveraie ainsi qu’une petite vigne entourée par un muret en pierres sèches. Des chèvres et des moutons broutaient dans les champs et sur les pentes voisines, le tintement des clochettes qu’ils avaient au cou sonnant tel un carillon dans le silence absolu de l’endroit.
La ferme proprement dite était modeste, mais parfaitement aménagée : une cour avec un portique, des granges contenant un pressoir à olives, des stalles et des mangeoires, un étang à poissons, un jardin potager, un pigeonnier, un poulailler, un cadran solaire. Près du portail en bois, une grande terrasse ombragée de figuiers donnait sur la mer. À l’intérieur de la maison, en haut d’un escalier de pierre et sous le toit de tuiles, il y avait une grande salle très saine aux chevrons apparents, où je pourrais ranger mes livres et écrire. Je demandai au métayer d’y faire installer des rayonnages. Six esclaves faisaient tourner la ferme, et je fus heureux de constater que tous paraissaient en bonne santé, libres de leurs mouvements et bien nourris. Le métayer et sa femme habitaient sur place avec un enfant ; ils savaient lire et écrire. Oublier Rome et son empire : ce monde-là me suffirait amplement. J’aurais dû rester et dire à Cicéron qu’il devrait rentrer seul à la capitale — je le savais, même à l’époque. Mais cela aurait été une piètre façon de le remercier de sa générosité alors qu’il lui restait des livres à écrire et qu’il avait encore besoin de mon aide. Alors je dis adieu à ma petite maisonnée, m’engageai à revenir dès que je le pourrais et me remis en selle pour descendre la colline.
On dit qu’il y a sept cents ans, Lycurgue, l’homme d’État sparte, aurait écrit :
Quand tombe sur l’homme la colère des dieux,
ils bannissent d’abord de son esprit la compréhension .
Tel devait être le destin de César. Je suis sûr que Cicéron avait vu juste : il était devenu fou. Sa réussite l’avait rendu vaniteux, et sa vanité avait dévoré sa raison.
C’est vers cette époque — « puisque les jours de la semaine sont déjà tous pris », plaisanta Cicéron — qu’il fit rebaptiser le septième mois de l’année « juillet » en son honneur. Il s’était déjà autoproclamé dieu et avait décrété que sa statue devait défiler sur un char particulier pendant les processions religieuses. Son nom était à présent ajouté à celui de Jupiter et des Pénates de Rome dans tous les serments officiels. Il se fit nommer dictateur à vie et se fit appeler empereur et père de la patrie. Il présidait désormais le Sénat assis sur un trône en or et portait une toge pourpre et dorée. Aux statues des sept anciens rois de Rome que comptait le Capitole, il ajouta une huitième — la sienne — et fit battre monnaie à son image — autre prérogative royale.
Nul ne parlait plus du retour de la liberté constitutionnelle — il ne faudrait certainement plus attendre longtemps avant que César se fît proclamer monarque. À la fête des Lupercales, au mois de février, devant la foule rassemblée au Forum, Marc Antoine lui posa une couronne royale sur la tête. Personne ne savait s’il s’agissait là d’un geste sérieux ou d’une plaisanterie, mais le diadème fut placé là, et le peuple n’apprécia guère. Une inscription fut griffonnée sur la statue de Brutus — le lointain ancêtre de notre Brutus contemporain —, qui avait chassé les rois de Rome et établi le consulat : Plût aux dieux que tu sois vivant ! Et une autre sous celle de César :
Brutus, pour avoir chassé les rois,
A, le premier, été fait consul ;
Cet homme, pour avoir chassé les consuls,
A finalement été fait roi.
Il devait quitter Rome le dix-huitième jour de mars pour lancer sa campagne de conquête du monde. Mais avant de partir, il lui fallait arrêter les résultats de toutes les élections pour les trois années à venir. On publia une liste. Marc Antoine devait être consul jusqu’à la fin de l’année avec Dolabella ; Hirtius et Pansa devaient leur succéder ; Decimus Brutus (que j’appellerai dorénavant Decimus pour éviter la confusion avec son parent) et L. Munatius Plancus prendraient leur suite l’année suivante. Il était prévu que Brutus lui-même devînt préteur urbain et ensuite gouverneur de Macédoine ; Cassius était censé être préteur puis gouverneur de Syrie. Il y avait des centaines de noms, et tout était conçu comme un ordre de bataille.
Dès qu’il la vit, Cicéron secoua la tête avec incrédulité devant un tel orgueil.
— Le divin Jules semble avoir oublié ce que le Jules politique n’aurait jamais négligé : chaque fois que l’on attribue un poste, on fait un heureux et dix mécontents.
À l’approche du départ de César, Rome grouillait de sénateurs déçus et irrités. Ainsi Cassius, déjà vexé de n’avoir pas été choisi pour la campagne contre les Parthes, s’offensa de ce que Brutus, pourtant moins expérimenté que lui, reçut une préture supérieure à la sienne. Mais le plus furieux de tous était sans doute Marc Antoine, à la perspective de devoir partager le consulat avec Dolabella, à qui il n’avait jamais pardonné d’avoir entretenu une liaison avec sa femme et dont il se sentait infiniment supérieur ; en fait, sa jalousie était telle qu’il faisait tout ce qui était en son pouvoir d’augure pour empêcher la nomination en prétextant des signes défavorables. Le Sénat fut convoqué dans la Curie de Pompée le quinze, soit trois jours avant le départ de César, afin de régler la question une fois pour toutes. La rumeur courait que le dictateur s’apprêtait à demander le titre de roi lors de cette même séance.
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