Cicéron évitait autant que possible le Sénat. Il ne supportait plus de le voir.
— Tu sais que certains de ces parvenus de Gaule et d’Espagne que César a installés là ne parlent même pas latin ?
Il se sentait vieux et dépassé, et il voyait de plus en plus mal. Il décida néanmoins de se rendre à la séance des Ides — et pas seulement pour y assister, mais, exceptionnellement, pour prendre la parole afin de défendre Dolabella contre Marc Antoine, qu’il considérait comme un autre tyran en devenir. Il me suggéra de l’accompagner, comme au bon vieux temps, « ne serait-ce que pour voir ce que le Divin Jules a fait pour notre République de simples mortels ».
Nous nous mîmes en route deux heures après l’aube, dans deux litières. C’était un jour férié. Un combat de gladiateurs était prévu pour plus tard dans la journée dans le Théâtre de Pompée, et les rues adjacentes grouillaient déjà de monde. Lépide, que César avait sagement jugé assez faible pour faire un bon suppléant et était donc le nouveau maître de cavalerie, avait une légion postée sur l’île Tibérine, prête à embarquer pour l’Espagne dont il devait être gouverneur ; nombre de ses hommes venaient assister une dernière fois aux jeux.
Le long du portique, une centaine de gladiateurs appartenant à Decimus, le gouverneur de Gaule cisalpine, pratiquaient leurs bottes et feintes au pied des platanes encore dénudés sous les yeux de leur propriétaire et d’une foule d’amateurs. Decimus avait été l’un des plus brillants lieutenants du dictateur en Gaule, et l’on disait que César le considérait presque comme un fils. Mais on ne le connaissait guère en ville, et je ne l’avais pratiquement jamais vu. Massif et large d’épaules, il aurait pu passer lui-même pour un gladiateur. Je me souviens de m’être demandé pourquoi il lui fallait tant de couples de combattants pour des jeux aussi mineurs. Sous le portique, plusieurs préteurs, dont Cassius et Brutus, avaient installé leurs tribunaux, ce qui était beaucoup plus commode qu’au Forum tant que le Sénat se rassemblait dans la Curie de Pompée, et ils tenaient audience. Cicéron se pencha hors de sa litière et intima aux porteurs de nous déposer à un endroit ensoleillé, afin de pouvoir profiter de la chaleur printanière. Ils s’exécutèrent et, pendant qu’il relisait son discours, allongé sur ses coussins, je profitai de la sensation du soleil sur mon visage.
Les yeux mi-clos, je vis qu’on portait le trône doré de César sous le portique et jusque dans la Curie. Je le signalai à Cicéron, qui roula son discours. Des esclaves l’aidèrent à se relever et nous nous mêlâmes au flot des sénateurs qui faisaient la queue pour entrer. Il devait y avoir au moins trois cents hommes. Il fut un temps où j’aurais pu mettre un nom sur presque chaque membre de cette noble assemblée, identifier à quelles tribu et famille il appartenait et vous citer ses domaines de prédilection. Mais le Sénat que j’avais connu avait été massacré sur les champs de bataille de Pharsale, Thapsus et Munda.
Nous pénétrâmes dans la salle. Contrairement à l’ancienne Curie, celle-ci était aérée et lumineuse, dans le style moderne, avec une allée centrale carrelée d’une mosaïque en noir et blanc. De part et d’autre de cette allée partaient trois marches basses et larges sur lesquelles on avait disposé, face à face, des rangées de bancs en gradins. Tout au bout, sur l’estrade, le trône de César jouxtait la statue de Pompée, qu’une main subversive avait coiffée d’une guirlande de laurier. L’un des esclaves de César ne cessait de sauter pour tenter de la faire tomber, mais, au grand amusement des sénateurs présents, il n’arrivait pas à l’atteindre. Il finit par aller chercher un tabouret, monta dessus pour retirer le symbole incriminé et fut récompensé pas des applaudissements moqueurs. Devant un tel manque de sérieux, Cicéron secoua la tête et leva les yeux au ciel avant de rejoindre sa place. Je restai près de la porte avec les autres spectateurs.
Un long moment s’écoula ensuite — je dirais au moins une heure. Puis quatre serviteurs de César revinrent du portique, et s’avancèrent jusqu’à l’estrade pour saisir le trône, le hisser non sans peine sur leurs épaules (il était en or massif) et l’emporter. Un grognement d’exaspération parcourut la salle. De nombreux sénateurs se levèrent pour se dégourdir les jambes ; certains s’en allèrent. Personne ne semblait savoir ce qui se passait. Cicéron vint me retrouver à l’entrée.
— Je n’ai pas très envie de prendre la parole de toute façon, me confia-t-il. je crois que je vais rentrer à la maison. Tu peux essayer de savoir si la séance est définitivement annulée ou non ?
Je sortis sous le portique. Les gladiateurs étaient toujours là, mais il n’y avait plus trace de Decimus. Brutus et Cassius avaient mis fin à leurs audiences et discutaient ensemble. Je les connaissais assez pour m’approcher d’eux — Brutus, le noble philosophe qui, à quarante ans, avait encore l’allure juvénile ; Cassius, qui, au même âge, grisonnait et s’était durci. Une dizaine d’autres sénateurs s’étaient rassemblés autour d’eux — les frères Casca, Tillius Cimber, Minucius Basilus et Caius Trebonius, que César venait de désigner comme futur gouverneur d’Asie ; je me rappelle aussi Quintus Ligarius, l’exilé que Cicéron avait convaincu César de laisser revenir, et Marcus Rubrius Ruga, un vieux soldat lui aussi gracié par César et qui n’en était toujours pas revenu. Ils se turent à mon approche et se tournèrent vers moi.
— Pardonnez-moi de vous déranger, citoyens, mais Cicéron aimerait savoir ce qui se passe.
Les sénateurs échangèrent des regards en biais.
— Qu’entend-il par « ce qui se passe » ? demanda Cassius sur un ton soupçonneux.
— Eh bien, répondis-je, décontenancé, il veut simplement savoir si la séance aura lieu.
— Les auspices ne sont pas bons, intervint Brutus, et César refuse de sortir de chez lui. Decimus est allé essayer de le persuader de venir. Dis à Cicéron d’être patient.
— Je le lui dirai. Mais je crois qu’il a envie de rentrer chez lui.
— Alors persuade-le de rester, insista Cassius.
Sa remarque me parut bizarre, mais quand je la répétai à Cicéron, il se contenta de hausser les épaules en disant :
— Bon, accordons-lui encore un peu de temps.
Il retourna s’asseoir pour relire une fois de plus son discours. Des sénateurs vinrent lui parler, puis s’éloignèrent. Il montra à Dolabella ce qu’il s’apprêtait à dire. Une autre longue attente s’ensuivit. Puis enfin, au bout d’une heure, on rapporta le trône de César sur l’estrade. Decimus avait visiblement réussi à convaincre le grand homme de venir tout de même. Les sénateurs qui parlaient encore par petits groupes regagnèrent leurs places, et une atmosphère impatiente s’installa dans la salle.
J’entendis des acclamations au-dehors. Je me retournai et vis par la porte ouverte une foule s’engouffrer sous le portique. Au milieu, tels des étendards de bataille, je repérai les faisceaux des vingt-quatre licteurs de César et, oscillant au-dessus de leurs têtes, le dais doré de sa litière. Je fus surpris qu’il n’y eût pas de garde militaire. Je n’appris qu’ensuite que César venait de renvoyer les centaines de soldats avec lesquels il se déplaçait toujours, en disant : « Il vaut mieux mourir une fois, que d’appréhender la mort à toute heure. » Je me suis souvent demandé si la conversation qu’il avait eue avec Cicéron trois mois plus tôt avait un rapport avec cette bravade. Quoi qu’il en soit, la litière fut apportée devant la porte de la Curie et, lorsque ses licteurs l’eurent aidé à en descendre, la foule put s’approcher tout près de lui. Les gens lui mettaient dans les mains des requêtes écrites qu’il confiait immédiatement à un assistant. Il avait revêtu la toge pourpre brodée d’or qu’il était seul à avoir le droit de porter par décret du Sénat. Il avait tout à fait l’allure d’un roi auquel il ne manquait que la couronne. Malgré tout, il semblait manifestement inquiet. Tel un oiseau de proie, César avait l’habitude d’incliner la tête d’un côté puis de l’autre en regardant autour de lui, comme à l’affût du moindre mouvement dans les taillis. À la vue de la porte ouverte de la Curie, il eut un mouvement de recul. Mais Decimus le prit par la main, et j’imagine qu’il fut aussi poussé par la pression ambiante : il n’aurait pas manqué de perdre la face s’il avait rebroussé chemin pour rentrer chez lui. Il se murmurait déjà qu’il était malade.
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