Les funérailles du père de Louis, Georges-Louis Leblois, ont lieu le lendemain. Pasteur luthérien, croyant au progrès scientifique, penseur libéral radical qui niait la divinité du Christ, le vieil homme souhaitait être incinéré. Mais comme il n’existe pas d’équipement de ce type à Strasbourg, la cérémonie doit donc se tenir à Paris, au nouveau crématorium du Père-Lachaise. Le silence du gigantesque cimetière, avec ses allées ombragées et la ville grise qui s’étend en contrebas vers les collines bleues de l’horizon, produit sur moi une forte impression. Les parents et amis de Louis viennent me voir pour se désoler du verdict de la veille, me serrant la main et parlant à voix basse, ce qui me donne un peu le sentiment d’être celui qui est mort, et d’assister à mes propres obsèques.
J’apprendrai plus tard que c’est pendant la cérémonie que le général Billot signe mon mandat d’arrêt, et je trouve en rentrant à mon appartement une notification m’annonçant ma mise aux arrêts pour le lendemain.
On vient me chercher juste avant l’aube. Je suis déjà en tenue civile, et ma valise est prête.
Un colonel d’un certain âge, accompagné d’un simple soldat, frappe à ma porte et me présente une copie du mandat d’amener du général Billot : Le lieutenant-colonel Picquart a fait l’objet d’une enquête pour manquements graves à ses devoirs professionnels. Il a commis des fautes graves dans le service et contre la discipline. J’ai donc décidé qu’il serait mis aux arrêts de forteresse, au Mont-Valérien, jusqu’à nouvel ordre.
— Pardon de venir aussi tôt, s’excuse le colonel, mais j’ai pensé qu’il valait mieux tenter d’éviter ces horribles journalistes. Puis-je prendre votre revolver de service, je vous prie ?
Le gérant de l’immeuble, M. Reigneau, qui vit dans la même rue, à quelques numéros de là, vient s’enquérir de cette agitation. Je le croise dans l’escalier avec mon escorte. Il révélera ensuite au Figaro les paroles d’adieu que je lui adresse :
— Vous voyez ce qui m’arrive. Mais je suis bien tranquille. Vous avez lu ce qu’on dit de moi dans les journaux. Soyez certain, néanmoins, que je suis un honnête homme.
Une grande voiture militaire attelée à deux chevaux blancs attend devant la porte. Il a gelé pendant la nuit et il fait encore sombre. Du chantier d’en face, une lanterne rouge brille faiblement sur les flaques durcies. Le soldat me prend ma valise et monte à côté du cocher tandis que le colonel m’ouvre poliment la portière et me laisse monter en premier. Hormis Reigneau, il n’y a personne dans la rue pour assister à mon déshonneur. Nous tournons à gauche dans la rue Copernic et nous dirigeons vers la place Victor-Hugo. Quelques matinaux font déjà la queue pour acheter le journal au carrefour, et d’autres encore attendent devant le kiosque de la place de l’Étoile. J’entrevois en passant une énorme manchette, « J’accuse… ! » et m’empresse de dire au colonel :
— Si le condamné a droit à une dernière requête, pensez-vous que nous pourrions nous arrêter pour un journal ?
— Un journal ? répète le colonel comme si j’étais fou. Eh bien, pourquoi pas, si vous voulez.
Il signale au cocher de faire halte. Je descends de voiture et reviens vers le vendeur, suivi à distance respectueuse par le soldat. Le sommet des arbres dénudés se découpe contre le ciel qui commence tout juste à pâlir au-dessus de l’avenue du Bois-de-Boulogne. Le journal que chacun vient acheter est L’Aurore de Clemenceau, et la une, qui s’étale sur six colonnes, clame :
J’ACCUSE… !
LETTRE AU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
par Émile Zola
Je fais la queue pour en acheter un exemplaire et reviens lentement vers la voiture. Les becs de gaz donnent juste assez de lumière pour me permettre de déchiffrer l’article. Celui-ci occupe l’intégralité de la première page, réquisitoire de plusieurs milliers de mots présenté sous la forme d’une lettre à M. Félix Faure, président de la République ( Pour votre honneur, je suis convaincu que vous ignorez la vérité …). Je le parcours avec une stupéfaction croissante.
Voici un an que le général Billot, que les généraux de Boisdeffre et Gonse savent que Dreyfus est innocent, et ils ont gardé pour eux cette effroyable chose ! Et ces gens-là dorment, et ils ont des femmes et des enfants qu’ils aiment !
Le colonel Picquart avait rempli son devoir d’honnête homme. Il insistait auprès de ses supérieurs, au nom de la justice. Il les suppliait même, il leur disait combien leurs délais étaient impolitiques, devant le terrible orage qui s’amoncelait, qui devait éclater, lorsque la vérité serait connue. Non ! Le crime était commis, l’état-major ne pouvait plus avouer son crime. Et le lieutenant-colonel Picquart fut envoyé en mission, on l’éloigna de plus en plus loin, jusqu’en Tunisie, où l’on voulut même un jour honorer sa bravoure, en le chargeant d’une mission qui l’aurait sûrement fait massacrer.
Je m’immobilise au milieu du trottoir.
Et le beau résultat de cette situation prodigieuse est que l’honnête homme, là-dedans, le lieutenant-colonel Picquart, qui seul a fait son devoir, va être la victime, celui qu’on bafouera et qu’on punira. Ô justice, quelle affreuse désespérance serre le cœur ! On va jusqu’à dire que c’est lui le faussaire, qu’il a fabriqué la carte-télégramme pour perdre Esterhazy. Oui ! Nous assistons à ce spectacle infâme, des hommes perdus de dettes et de crimes dont on proclame l’innocence, tandis qu’on frappe l’honneur même, un homme à la vie sans tache ! Quand une société en est là, elle tombe en décomposition.
Derrière moi, le soldat me dit :
— Nous devrions vraiment y aller, mon colonel, si cela ne vous dérange pas.
— Oui, bien sûr. Laissez-moi juste finir ceci.
Je parcours l’article jusqu’à la fin.
J’accuse le lieutenant-colonel du Paty de Clam d’avoir été l’ouvrier diabolique de l’erreur judiciaire …
J’accuse le général Mercier de s’être rendu complice, tout au moins par faiblesse d’esprit, d’une des plus grandes iniquités du siècle.
J’accuse le général Billot d’avoir eu entre les mains les preuves certaines de l’innocence de Dreyfus et de les avoir étouffées, de s’être rendu coupable de ce crime de lèse-humanité et de lèse-justice…
J’accuse le général de Boisdeffre et le général Gonse de s’être rendus complices du même crime…
J’accuse le général de Pellieux d’avoir fait une enquête scélérate…
J’accuse les trois experts en écritures…
J’accuse les bureaux de la Guerre…
J’accuse enfin le premier conseil de guerre d’avoir violé le droit, en condamnant un accusé sur une pièce restée secrète, et j’accuse le second conseil de guerre d’avoir couvert cette illégalité, par ordre, en commettant à son tour le crime juridique d’acquitter sciemment un coupable…
En portant ces accusations, je n’ignore pas que je me mets sous le coup de la loi sur la presse, qui punit les délits de diffamation…
Qu’on ose donc me traduire en cour d’assises et que l’enquête ait lieu au grand jour !
J’attends.
Veuillez agréer, monsieur le Président, l’assurance de mon profond respect.
Émile Zola
Je replie le journal et remonte dans la voiture.
— Quelque chose d’intéressant ? demande le vieux colonel.
Puis, sans attendre la réponse, il ajoute :
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