— Cela est impossible. De quels témoins s’agit-il ?
— Du colonel Henry, du commandant Lauth et de M. Gribelin.
Je jette un coup d’œil vers l’endroit de la salle où ils se tiennent, impassibles.
— Eh bien, ils se seront trompés.
— Je demande que ces officiers s’avancent pour être confrontés avec le témoin, dit alors Tézenas.
— Messieurs, s’il vous plaît.
Luxer leur fait signe d’approcher. Esterhazy observe toute la scène avec une expression de totale indifférence, comme s’il assistait à une pièce de théâtre particulièrement ennuyeuse dont il connaîtrait déjà la fin.
— Colonel Henry, dit Luxer, y a-t-il le moindre doute dans votre esprit quant au fait que vous avez vu le colonel Picquart montrer des documents de ce que l’on appelle le dossier secret à Maître Leblois ?
— Non, mon général. Je suis allé à son cabinet un jour, en fin d’après-midi, pour une question de service, et le dossier était sur son bureau. Je l’ai reconnu tout de suite parce que l’enveloppe portait la lettre « D », et que je l’y avais inscrite dessus moi-même. Le colonel l’avait ouverte et montrait à son ami M. Leblois le document portant la mention « ce canaille de D ». Je l’ai vu comme je vous vois, mon général.
Je le regarde sans y croire : comment peut-il mentir aussi effrontément ? Il me rend mon regard, pas gêné le moins du monde.
Si vous m’ordonnez de tirer sur un homme, je tire…
— Donc, colonel Henry, reprend Luxer, d’après votre témoignage, vous êtes sorti et avez aussitôt rapporté ce que vous veniez de voir au commandant Lauth et à M. Gribelin ?
— Tout à fait. J’en étais profondément choqué.
— Et vous jurez tous les deux que cette conversation a effectivement eu lieu ?
— Oui, mon général, répond Lauth avec ferveur.
— Absolument, mon général, confirme Gribelin, qui jette un regard dans ma direction. Je dois ajouter que j’ai, moi aussi, vu le colonel Picquart montrer ce dossier à un ami.
Je prends conscience qu’ils en sont venus à me haïr bien plus qu’ils n’ont jamais haï Dreyfus. Je garde mon sang-froid.
— Puis-je demander, monsieur le président, que Maître Leblois soit autorisé à donner son opinion sur tout cela ?
— Je crains, monsieur le président, que Maître Leblois ne soit à Strasbourg, intervient Tézenas.
— Non, précisé-je, il est revenu cette nuit même pour accompagner la dépouille de son père. Il attend en bas.
— Vraiment ? fait Tézenas avec un mouvement d’épaules. Mes excuses, je ne savais pas.
On va chercher Louis. Pour un homme en deuil, il paraît étonnamment serein. Interrogé sur la réunion et le dossier, il confirme qu’il n’y a eu ni l’une ni l’autre.
— Sauf sur un ridicule problème de pigeons, ajoute-t-il avant de se tourner vers les juges. La cour pourrait-elle demander au colonel Henry quand cet épisode est censé s’être déroulé ?
Luxer fait signe à Henry, qui répond :
— Oui, c’était en septembre 96.
— Eh bien, cela est rigoureusement impossible, réplique Louis. Parce que mon père est tombé malade en 96 et que je suis resté à Strasbourg du mois d’août au mois de novembre de cette année. Je suis catégorique là-dessus — et je peux le prouver, parce que la condition de mon visa était que je me présente chaque jour aux autorités allemandes pendant toute la durée de mon séjour.
— Est-il possible que vous vous soyez trompé de date, colonel Henry ? interroge Luxer.
Henry fait mine de réfléchir, inclinant la tête d’un côté, puis de l’autre.
— Oui, je suppose que c’est possible. C’était peut-être avant. Ou peut-être bien après.
— Ou peut-être que cela ne s’est jamais passé, déclaré-je, vu que je ne suis entré en possession du dossier secret qu’au mois d’août, comme peut l’attester M. Gribelin. C’est lui qui l’a cherché pour moi dans le bureau d’Henry. Et ensuite, le général Gonse, là-bas, dis-je en le désignant, m’a repris le dossier en octobre. Il est donc impossible qu’une telle scène ait pu avoir lieu.
Pour la première fois, Henry bronche et se trouble :
— En fait, je ne suis pas sûr… je ne répète que ce que j’ai vu…
Pellieux se porte à son secours :
— Si je peux faire une observation, monsieur le président, c’est qu’à plus d’un an de distance, il est difficile de donner une date précise…
Luxer en convient et la séance se poursuit. À l’heure du déjeuner, on me permet de quitter la barre.
Il faut à l’avocat d’Esterhazy cinq heures pour prononcer sa plaidoirie. La séance continue jusqu’à huit heures du soir. À un moment, pendant le monologue de son avocat, Esterhazy paraît s’assoupir, et son crâne chauve retombe en arrière. Lorsque les juges se lèvent enfin pour délibérer, on l’emmène, et il me fait en passant devant moi un salut raide ouvertement moqueur. Mathieu Dreyfus, qui est revenu pour le verdict et s’est assis à côté de moi, grommelle :
— Quel gredin !
Je me lève avec Louis pour me dégourdir les jambes. J’imagine que nous allons devoir attendre plusieurs heures. Mais, moins de cinq minutes plus tard, l’ordre « Présentez armes ! » retentit de nouveau, et les portes se rouvrent. Le conseil rentre en séance et le président lit le verdict :
— « Au nom du peuple français… le commandant Walsin Esterhazy est reconnu non coupable à l’unanimité… le président ordonne qu’il soit mis en liberté s’il n’est retenu pour une autre cause… »
Le reste se perd dans le tonnerre d’applaudissements qui secoue les murs de pierre. Mes frères d’armes tapent des pieds. Ils frappent dans leurs mains et ils crient « Vive l’armée ! », « Vive la France ! » , et même : « Mort aux Juifs ! » L’issue était annoncée d’avance et ne devrait donc pas me surprendre. Il y a cependant des limites à la façon dont l’imagination vous prépare à la catastrophe. Tandis que Mathieu et moi quittons le prétoire sous les quolibets et les insultes — « Mort au syndicat ! » « Mort à Picquart ! » —, j’ai l’impression d’avoir basculé au fond d’un puits de mine d’où il m’est impossible de sortir. Il n’y a plus que ténèbres et, de fait, Dreyfus est en plus mauvaise posture encore qu’il y a six mois, car il est à présent deux fois condamné : il est inconcevable de penser que l’armée puisse consentir un jour à un troisième procès.
Dehors, derrière la cour faiblement éclairée, une foule de plus d’un millier de personnes s’est rassemblée malgré le froid. Tous applaudissent en rythme et scandent le nom de leur héros : « Es-ter-hazy ! Es-ter-hazy ! » Je n’aspire plus qu’à m’en aller et me dirige vers la porte, mais Louis et Mathieu me retiennent.
— Tu ne peux pas sortir, pas encore, Georges, me dit Louis. Ton portrait est dans les journaux. Tu vas te faire écharper.
C’est alors qu’Esterhazy émerge du tribunal, flanqué de son avocat, d’Henry et de Du Paty, et suivi par une escorte de soldats enthousiastes en uniforme noir. Le capitaine est transfiguré, son visage presque illuminé par le triomphe. Il porte une cape dont il ramène un pan sur son épaule en un geste de gloire impériale, puis il s’avance dans la rue. Une formidable acclamation l’accueille. Les mains se tendent pour lui donner des tapes dans le dos. Quelqu’un crie : « Hourra pour le martyr des Juifs ! »
Mathieu me touche le bras.
— Maintenant, on peut y aller.
Il retire son manteau et m’aide à l’enfiler par-dessus ma tunique très reconnaissable. Tête baissée, encadré par Mathieu d’un côté et Louis de l’autre, je sors dans la rue du Cherche-Midi et prends la direction opposée à celle d’Esterhazy, marchant d’un pas rapide sur le pavé mouillé en direction de la circulation lointaine.
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