Quelques minutes plus tard, la porte s’ouvre, et je vois apparaître la tête blonde de Lauth. Son uniforme m’indique qu’il a été promu commandant. Il m’aperçoit et bat précipitamment en retraite. Cinq minutes plus tard, il revient en compagnie de Gribelin, et ils vont s’asseoir le plus loin possible de moi. Ils ne regardent pas une fois dans ma direction. Pourquoi sont-ils ici ? Puis deux autres de mes anciens officiers arrivent. C’est la même procédure : ils me passent devant et vont se serrer tout au fond. Du Paty franchit la porte comme s’il s’attendait à être accueilli par une fanfare, tandis que Gonse entre furtivement, une inévitable cigarette aux lèvres. Tous me tournent le dos à l’exception d’Henry, qui fait une entrée tonitruante, claque la porte et m’adresse un signe de tête.
— Vous avez bonne mine, mon colonel, lance-t-il joyeusement. Ce doit être le soleil africain !
— La vôtre doit être due à l’excès de cognac.
Il s’esclaffe bruyamment et va s’asseoir avec les autres.
La pièce se remplit peu à peu de témoins. Mon vieil ami le commandant Curé, du 74 erégiment d’infanterie, prend soin de m’ignorer. Je reconnais le vice-président du Sénat, Auguste Scheurer-Kestner, qui me tend la main et murmure simplement : « Bravo. » Mathieu Dreyfus arrive avec, à son bras, une mince jeune femme brune vêtue entièrement de noir. Elle paraît si jeune et discrète que je la prends pour sa fille, mais alors, il me la présente :
— Voici M meLucie Dreyfus, la femme d’Alfred. Lucie, je te présente le colonel Picquart.
Elle m’adresse un léger sourire de reconnaissance, mais ne dit rien, et je ne parle pas non plus. Je me sens gêné au souvenir de ses lettres intimes et passionnées. Vis pour moi, je t’en conjure … De l’autre côté de la pièce, du Paty l’examine attentivement à travers son monocle, et glisse quelques mots à Lauth : le bruit a couru qu’il avait fait des avances à M meDreyfus lors de la perquisition de son appartement, juste après l’arrestation de son mari ; cela ne m’étonnerait pas.
Nous sommes donc assis là, les militaires d’un côté, et moi avec les civils, en train d’écouter les sons de la séance qui se déroule au-dessus de nous : les bruits de pas dans l’escalier, le cri de « Présentez armes ! » à l’arrivée des juges, puis un long intervalle de silence durant lequel nous attendons les nouvelles. Enfin, l’huissier du tribunal apparaît pour annoncer que les constitutions de parties civiles réclamées par la famille Dreyfus ont été rejetées, et qu’il n’y aura donc pas de révision du verdict de la cour martiale, qui est maintenu. De plus, les juges ont également voté à la majorité pour que toutes les pièces données par le personnel militaire soient examinées à huis clos. Nous avons donc perdu la bataille avant même qu’elle ne commence. Avec un stoïcisme éprouvé, Lucie se lève, impassible, embrasse Mathieu et s’en va.
Une nouvelle heure s’écoule, durant laquelle on peut supposer qu’Esterhazy est interrogé. Puis l’huissier revient et appelle : « Monsieur Mathieu Dreyfus ! » En tant que premier plaignant à avoir porté plainte contre Esterhazy devant le ministère de la Justice, il a le privilège d’entrer en premier. Il ne revient pas. Quarante-cinq minutes plus tard, Scheurer-Kestner est appelé. Il ne revient pas non plus. La salle se vide ainsi peu à peu de ses divers officiers et experts en graphologie jusqu’à ce qu’enfin, au milieu de l’après-midi, Gonse et tous ceux de la section de statistique soient convoqués en bloc. Ils passent en rang devant moi, évitant soigneusement de croiser mon regard, sauf Gonse, qui, à la dernière minute, s’arrête sur le seuil pour me dévisager. Je n’arrive pas à sonder son expression. Est-ce de la haine, de la pitié, de la confusion, du regret, ou tout cela à la fois ? À moins qu’il ne tienne juste à emporter une dernière image de moi avant que je ne disparaisse à tout jamais ? Il me fixe des yeux pendant plusieurs secondes, puis tourne les talons, et la porte se referme, me laissant seul.
J’attends encore pendant plusieurs heures, me levant de temps en temps pour arpenter la pièce afin de ne pas geler sur place. Je regrette plus que jamais que Louis ne soit pas avec moi. Si j’ai eu le moindre doute auparavant, je n’en ai plus : ce n’est pas le procès d’Esterhazy — c’est le mien.
Lorsque l’huissier vient enfin me chercher, il fait sombre. À l’étage, tous les civils ont été évacués à part les avocats. Il ne reste personne d’étranger à l’affaire. Contrairement à la salle d’attente, il règne ici, du fait de la promiscuité masculine, une chaleur de cercle, et il flotte une forte odeur de tabac. Gonse, Henry, Lauth et les autres officiers de la section de statistique me regardent me diriger vers la cour. Derrière le général Luxer, qui préside le tribunal, je remarque Pellieux : et puis, sur ma gauche, il y a Esterhazy, qui se tient vautré dans une position similaire à celle qu’il affectait la seule autre fois où je l’ai vu, les jambes étendues devant lui et les bras pendant le long du corps, aussi détendu que s’il se trouvait encore dans le cabaret de Rouen. Je n’ai le temps que de couler un bref regard dans sa direction, mais je suis frappé encore par la singularité de son apparence. La tête chauve et curieusement délicate se tend pour m’examiner ; son œil brillant, qui n’est pas sans rappeler celui d’un faucon, se pose sur moi un instant, puis passe à autre chose. Il semble s’ennuyer.
— Veuillez donner vos noms et prénoms, commence Luxer.
— Marie-Georges Picquart.
— Lieu de naissance ?
— Strasbourg.
— Âge ?
— Quarante-trois ans.
— Quand l’accusé a-t-il pour la première fois été porté à votre attention ?
— Environ neuf mois après avoir été nommé à la tête de la section des services secrets de l’état-major…
En tout, je dois témoigner pendant quatre bonnes heures — une heure dans la pénombre de cette fin d’après-midi de janvier, et trois heures le lendemain matin. Inutile de le relater en détail, c’est du Pellieux nouvelle formule. D’ailleurs, Pellieux en personne, au mépris de toutes les règles de procédure, semble diriger lui-même le conseil de guerre. Il se penche en avant pour chuchoter ses avis au président du tribunal. Il me pose des questions sur un ton d’inquisiteur. Et chaque fois que je tente d’amener les noms de Mercier, Boisdeffre et Billot, il m’interrompt et m’ordonne de me taire.
— Ces officiers distingués n’ont rigoureusement aucun rapport avec l’affaire du commandant Esterhazy !
Ses méthodes sont si lourdes qu’au milieu de la séance du mardi matin l’un des juges demande au président d’intervenir :
— Je constate que c’est le colonel Picquart qui est le véritable accusé, ici. Je requiers qu’il lui soit permis de présenter toutes les explications nécessaires à sa défense.
Pellieux se rembrunit et se tait un moment, mais le jeune avocat retors d’Esterhazy, Maurice Tézenas, reprend aussitôt l’attaque :
— Colonel Picquart, vous avez cherché dès le début à substituer mon client à Dreyfus.
— Cela n’est pas vrai.
— Vous avez fabriqué le petit bleu .
— Non.
— Vous avez conspiré avec votre avocat, Maître Leblois, pour salir le nom de mon client.
— Non.
— Vous lui avez montré le dossier secret lié à la condamnation de Dreyfus dans le but de comploter pour susciter le doute du public par rapport au verdict rendu.
— Absolument pas.
— Allons, colonel, plusieurs témoins ont déclaré hier devant cette même cour vous avoir vu faire !
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