— Ça m’étonnerait. Il n’y a jamais rien.
Il frappe contre le plafond de la voiture.
— En route !
Le Mont-Valérien, énorme forteresse rectiligne située à l’ouest de Paris, fait partie du réseau de défense militaire qui entoure la capitale. Je suis conduit par un escalier tournant au troisième étage d’une aile réservée aux officiers. Je suis le seul prisonnier. De jour comme de nuit, il n’y a en hiver pas grand-chose à entendre à l’exception de la plainte du vent sur les remparts. Ma porte est verrouillée en permanence, et une sentinelle monte la garde en bas de l’escalier. Je dispose d’un petit salon, d’une chambre à coucher et d’un cabinet de toilette. Les fenêtres à barreaux offrent une vue panoramique sur la Seine et le bois de Boulogne, jusqu’à la tour Eiffel, à huit kilomètres de là en direction de l’est.
Si mes ennemis de l’état-major s’imaginent me faire vivre une épreuve, ils se trompent. J’ai un lit, une chaise, une plume, du papier et des livres à profusion — Goethe, Heine, Ibsen. Proust a eu la bonté de me faire envoyer son recueil, Les Plaisirs et les Jours , et ma sœur m’a procuré un nouveau dictionnaire russe-français. Que désirer de plus ? Je suis emprisonné et je suis libéré, enfin délivré du fardeau du secret que je portais depuis tant de mois.
Deux jours après mon arrivée, le gouvernement se voit contraint de relever le défi que lui a lancé Zola et l’assigne pour diffamation. Au lieu d’un huis clos, dans la petite salle obscure d’un tribunal militaire, le procès aura lieu en public, devant les assises du Palais de justice. L’affaire est avancée en haut de la liste d’attente afin que le procès puisse commencer dès que possible. Le commandant de la forteresse refuse de laisser entrer d’autres visiteurs que des militaires en service, mais lui-même ne peut m’empêcher de voir mon avocat. Louis m’apporte la citation à comparaître. Je suis convoqué comme témoin le vendredi 11 février.
J’examine le document.
— Qu’adviendra-t-il si Zola est condamné ?
Nous nous trouvons dans la salle des visites : des barreaux aux fenêtres, deux chaises de bois et une table rudimentaire ; un soldat monte la garde devant la porte et feint de ne pas écouter.
— Il passera un an en prison, répond Louis.
— C’était très courageux de sa part de faire ça.
— C’était sacrément courageux, convient Louis. J’aurais seulement préféré qu’il ait tempéré son courage par un petit peu de prudence. Mais il s’est laissé emporter et n’a pas pu résister à l’envie de mettre cette phrase, à la fin, sur le conseil de guerre d’Esterhazy — j’accuse le second conseil de guerre d’avoir couvert cette illégalité, par ordre, en commettant à son tour le crime juridique d’acquitter sciemment un coupable — et c’est là-dessus que le gouvernement l’attaque.
— Pas pour ses accusations contre Boisdeffre et les autres ?
— Non, ils n’en font pas mention. Leur intention est de limiter le procès à cette toute petite question sur laquelle ils sont certains de gagner. Cela signifie aussi que tout ce qui aura un lien avec Dreyfus sera jugé irrecevable à moins de se rapporter très strictement au conseil de guerre d’Esterhazy.
— Donc, nous allons perdre encore ?
— Il y a des cas ou perdre peut être une victoire, tant que le combat persiste.
Au ministère de la Guerre, on s’inquiète visiblement de ce que je pourrais dire. Quelques jours avant le procès, un de mes vieux camarades, le colonel Bailloud, vient me voir au Mont-Valérien pour « essayer de me faire entendre raison ». Il attend que nous soyons dans la cour, où je suis autorisé à faire deux heures d’exercice chaque jour, pour me transmettre son message.
— On m’a donné pouvoir au plus haut niveau de vous assurer, dit-il sur un ton pompeux, que si vous faites preuve de discrétion, votre carrière ne sera pas brisée.
— Vous voulez dire, si je me tais ?
— C’est le terme « discrétion » qui a été utilisé.
Ma première réaction est d’éclater de rire.
— C’est Gonse, si je ne m’abuse ?
— Je préfère ne pas répondre.
— Eh bien, vous pourrez lui dire de ma part que je n’ai pas oublié que je suis encore un soldat et que je ferai mon possible pour concilier mon devoir de confidentialité avec mes obligations de témoin. Cela vous suffit-il ? Soyez gentil, maintenant, retournez à Paris et laissez-moi marcher en paix.
Le jour dit, on me conduit en voiture militaire au Palais de justice de l’île de la Cité. Je porte mon uniforme de tirailleur tunisien. J’ai donné ma parole que je ne tenterai pas de quitter l’enceinte du Palais et retournerai au Mont-Valérien avec mes gardiens à la fin de la séance. En contrepartie, je suis autorisé à entrer au tribunal libre, sans escorte. Boulevard du Palais, il y a une manifestation antisémite. « Mort aux Juifs ! » « Mort aux vendus ! » « À bas les youpins ! » On reconnaît mon visage, sans doute à cause des ignobles caricatures publiées dans La Libre Parole et autres torchons du même acabit, et quelques vandales se détachent de la masse pour se lancer à ma poursuite jusqu’aux marches du Palais, où ils sont interceptés par les gendarmes. Je comprends pourquoi Mathieu Dreyfus a annoncé qu’il n’assisterait pas au procès.
La grande salle des pas perdus du Palais, dont les hautes voûtes sont éclairées, en cette morne journée de février, par des lumières électriques, est aussi bondée et bruyante qu’un hall de gare surnaturel : huissiers et greffiers porteurs de documents juridiques qui se pressent en tous sens, avocats en robes noires qui s’entretiennent avec leurs clients, accusés et plaignants inquiets, témoins, gendarmes, reporters, militaires, pauvres cherchant à s’abriter des rigueurs de l’hiver, dames et messieurs élégants qui ont réussi à obtenir un billet pour la dernière pièce de Zola — c’est toute la société qui se presse ici et dans l’interminable galerie des prisonniers. Des sonneries retentissent, les cris et les pas résonnent sur le marbre. Je passe plus ou moins inaperçu, hormis certains coups de coudes et regard entendus. Je finis par trouver la salle des témoins et donne mon nom à l’huissier. On m’appelle une demi-heure plus tard.
Premières impressions de la cour d’assises : espace, grandeur, immenses boiseries et cuivres rutilants, la densité de la foule, le bourdonnement des conversations, le silence qui s’abat lorsque je remonte l’allée, mes bottes claquant contre le plancher, le portillon de bois s’ouvre dans la barrière qui sépare le juge et les jurés du public, et je marche jusqu’à la barre des témoins, qui trône en demi-cercle au milieu du parquet.
— Le témoin peut-il donner ses noms et prénoms ?
— Marie-Georges Picquart.
— Domicile ?
— Au Mont-Valérien.
Cela suscite un rire, et me donne un moment pour trouver mes repères : d’un côté, j’ai le banc des douze jurés, tous commerçants ou ouvriers ordinaires ; haut perché sur son siège, il y a le juge Delegorgue, au gros visage rond et en robe rouge ; en contrebas, une douzaine de juristes en robe noire qui rappelle la soutane des prêtres, avec, parmi eux, l’avocat général, Van Cassel, qui défend les intérêts du gouvernement ; assis derrière une table, il y a Zola, qui m’adresse de la tête un petit signe d’encouragement, de même que son coaccusé, Perrenx, le gérant de L’Aurore ; leurs avocats — Fernand Labori pour Zola et Albert Clemenceau pour Perrenx — ainsi que Georges Clemenceau, qui a obtenu le droit de se tenir auprès de son frère bien qu’il ne soit pas du parquet, sont assis avec eux ; et derrière moi, telle la congrégation d’une église, se tient le public, avec au milieu une forte concentration d’officiers en uniforme noir, dont Gonse, Pellieux, Henry et Lauth, accompagnés de Gribelin.
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