Labori se lève. C’est un jeune géant, grand et large d’épaules, à la barbe et aux cheveux blonds — un vrai pirate, le « Viking » comme on l’appelle, célèbre pour son approche combative.
— Le colonel Picquart pourrait-il nous dire ce qu’il sait sur l’affaire Esterhazy, quelle en a été la genèse, comment il s’en est occupé au début, puis quels ont été les détails qui ont accompagné ou suivi son départ des bureaux de la Guerre ?
Il s’assoit.
J’agrippe la barre des témoins pour empêcher mes mains de trembler et prends ma respiration.
— Au commencement du mois de mai 1896, les fragments d’une carte-télégramme sont tombés entre mes mains…
Je parle en continu pendant plus d’une heure, ne m’interrompant qu’occasionnellement pour boire un peu d’eau.
Je puise dans mon expérience de professeur à l’École de guerre. J’essaie de m’imaginer que j’explique une leçon particulièrement compliquée de topographie. Je ne m’appuie sur aucune note. Je suis décidé aussi à garder mon sang-froid — à me montrer poli, précis, neutre —, à ne trahir aucun secret et à ne m’abaisser à aucune attaque personnelle. Je m’en tiens aux preuves écrasantes qui pèsent sur Esterhazy : le petit bleu , l’immoralité notoire du capitaine, son besoin d’argent, son intérêt suspect pour les questions d’artillerie, le fait que son écriture corresponde à celle du bordereau. Je raconte que je suis allé parler de mes soupçons à mes supérieurs, et que j’ai fini par être envoyé en Afrique du Nord, et j’évoque les machinations dont j’ai fait l’objet depuis. La salle bondée m’écoute dans un silence complet. Je sens que mes paroles font mouche. Lorsque je me tourne vers eux, les officiers de l’état-major font de plus en plus grise mine.
À la fin, Labori m’interroge :
— Le témoin estime-t-il que les machinations émanent du commandant Esterhazy tout seul ou qu’il a eu des complices ?
Je prends mon temps pour répondre :
— J’estime qu’il a eu des complices.
— Des complices dans les bureaux de la Guerre ?
— Il y a eu certainement un complice qui était au courant de ce qui se passait dans les bureaux de la Guerre.
— Aux yeux de M. le colonel Picquart, quelle était, du bordereau ou du petit bleu , la base la plus solide de l’accusation qui pesait sur Esterhazy ?
— Pour moi, c’était le bordereau .
— Le colonel Picquart en avait-il fait part au général Gonse ?
— Parfaitement.
— Comment alors le général Gonse pouvait-il dire qu’il fallait distinguer l’affaire Dreyfus de l’affaire Esterhazy ?
— Je ne peux que répéter ce qu’il a dit.
— Mais si le commandant Esterhazy avait été reconnu être l’auteur du bordereau , l’accusation portée de ce chef contre Dreyfus ne tombait-elle pas nécessairement ?
— Oui, c’est pour cela que je n’ai jamais bien compris cette disjonction.
Le juge intervient :
— Vous rappelez-vous avoir fait venir M. Leblois dans votre cabinet ?
— Oui, monsieur le président.
— À quelle époque ?
— Il est venu au printemps de 96. Je voulais son conseil sur une affaire de pigeons voyageurs.
Le juge fait appeler M. Gribelin. Je me tourne à demi pour l’observer se lever de sa place parmi l’état-major. Il me rejoint à la barre pour faire face aux juges sans un regard vers moi.
— Qu’avez-vous à répondre au colonel Picquart ? demande le président.
— Je suis dans l’obligation de dire à mon colonel qu’il se trompe, monsieur le président. Je suis rentré, un soir d’octobre 96, dans le bureau du colonel Picquart pour prendre congé. Il était assis à sa table, ayant à sa droite le dossier des pigeons voyageurs et à sa gauche le dossier secret.
Le juge me regarde. Je réponds poliment :
— Je ne crois pas à la mauvaise foi de M. Gribelin, mais à un défaut de mémoire ou une confusion de dossiers.
Gribelin se raidit et réplique :
— Vous pouvez croire que ce que je dis, je l’ai vu.
— Mais moi, je dis que non, rétorqué-je avec un sourire, bien décidé à conserver mon calme.
— Colonel Picquart, intervient le juge, à un moment donné, n’avez-vous pas demandé à M. Gribelin s’il ne pourrait pas obtenir de la poste de timbrer une lettre ?
— De timbrer une lettre ?
— De timbrer une lettre, non pas à la date où elle vous serait parvenue, mais à une date antérieure ?
— Non.
— Mon colonel, fait Gribelin sur un ton sarcastique, je vais préciser vos souvenirs : vous rentriez au bureau, il était deux heures ; vous m’avez fait appeler et, en enlevant votre pardessus, vous m’avez dit : « Gribelin, pourriez-vous obtenir de la poste de faire apposer sur une lettre un timbre ? »
— Non, je ne m’en souviens pas du tout.
Le juge se tourne alors vers moi :
— N’avez-vous pas, à peu près dans les mêmes termes, demandé ce renseignement au commandant Lauth ?
— Moi ? Ah ! Jamais, jamais, jamais !
Le juge fait venir le commandant Lauth à la barre. Celui-ci quitte sa place près d’Henry et s’approche de nous. Les yeux rivés droit devant lui, comme à la parade, il déclare :
— Le colonel Picquart m’a demandé de faire disparaître toutes traces de déchirure sur le petit bleu. Il m’a dit : « Croyez-vous qu’à la poste on y mettrait un cachet ? » Il m’a dit aussi : « Vous seriez là pour certifier que c’est l’écriture d’Untel ou d’Untel, pour certifier que cette écriture est celle de telle personne. » Ce à quoi j’ai répondu : « Cette écriture, je ne l’ai jamais vue. »
Je les regarde alternativement. Toutes ces années à diriger des espions leur ont donné à tous deux l’habitude du mensonge. Je serre les dents.
— Mais ce document était déchiré en soixante morceaux, protesté-je, rassemblés par des lanières de papier transparent sur le côté de l’adresse. Comment aurait-on pu y apposer un timbre ? Cela aurait dénoncé la supercherie.
Ils ne répondent ni l’un ni l’autre.
Labori se relève. Il remonte sa robe et dit à l’adresse de Lauth :
— Le commandant Lauth écrit dans sa déposition que le colonel Picquart aurait eu toute facilité pour ajouter le petit bleu au cornet de pièces non traitées qui attendaient dans son coffre — autrement dit, qu’il s’agit d’un faux.
— C’est la vérité, il aurait pu le faire.
— Mais vous n’en avez pas la preuve ?
— Je crois néanmoins qu’il l’a fait.
— Qu’en dit le colonel Picquart ?
— Le commandant Lauth peut croire ce qu’il veut, mais cela ne rend pas la chose vraie.
— Revenons à l’épisode du dossier secret, décrète le juge, qui fait venir Henry à la barre.
Henry se lève péniblement et s’avance. De près, je me rends compte qu’il est agité, rouge et en sueur. Tous les trois semblent très éprouvés. C’est une chose de répéter des mensonges dans le huis clos d’une petite salle d’un tribunal militaire, et c’en est une autre de le faire ici. Ils ne s’attendaient pas vraiment à cela. Henry commence :
— C’était, je crois, dans le courant d’octobre — je n’ai jamais pu préciser exactement, tout ce que je sais, c’est qu’il y avait du feu dans la cheminée du bureau du colonel. Le colonel était assis : à sa gauche était M. Leblois, et devant eux plusieurs dossiers sur le bureau, entre autres le dossier secret sur lequel j’avais écrit « dossier secret » au crayon bleu. L’enveloppe était ouverte, et de l’enveloppe était sortie la pièce en question — celle sur laquelle il y avait « ce canaille de D ».
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