— Mais, le bordereau n’est pas d’avril.
Avant que je puisse répondre, Labori lui tombe dessus :
— On avait toujours dit au ministère qu’il était du mois d’avril.
— Pas du tout, insiste Pellieux, dont la voix trahit cependant un soupçon d’incertitude. J’en appelle au général Gonse.
Gonse s’avance et déclare :
— Le général de Pellieux a tout à fait raison : le bordereau a dû être écrit vers le mois d’août puisqu’il y est question d’une note sur Madagascar, et que cette note est du mois d’août.
Labori tourne maintenant son attaque vers Gonse :
— À quelle date exactement y avait-il une note importante sur Madagascar rédigée au ministère de la Guerre ?
— Dans le courant du mois d’août.
— Attendez, dit Labori, qui fouille dans sa pile de documents et en sort une feuille de papier. Dans l’acte d’accusation contre le capitaine Dreyfus, qui a été lu à son procès, il est stipulé qu’il a copié la note sur Madagascar en février, alors qu’il se trouvait dans le service concerné. Je cite : « Pour ce qui est de la note… le capitaine Dreyfus a pu facilement se la procurer. En effet au mois de février dernier… » Comment pouvez-vous concilier ces deux dates ?
Troublé, Gonse ouvre et ferme la bouche, puis se tourne vers Pellieux.
— Eh bien, cette note a été rédigée au mois d’août. Je ne sais pas s’il y a eu une autre note en février…
— Ah, vous voyez, messieurs, raille Labori, l’importance qu’il y a à se montrer exact ?
Ce n’est qu’une divergence de détail, et l’on peut cependant sentir le changement d’atmosphère à l’intérieur du tribunal, comme une brusque chute de pression au baromètre. Certains rient ouvertement, et le visage de Pellieux se fige en rougissant de colère. C’est un homme orgueilleux et un fat, et il vient de se faire ridiculiser. Pis encore, c’est toute l’argumentation du gouvernement qui paraît soudain fragile. Elle n’a jamais été contestée par un avocat de la trempe de Labori et, sous la pression, elle semble prête à s’effondrer.
Pellieux réclame une courte suspension d’audience et retourne s’asseoir avec raideur. Très vite, les officiers de l’état-major, dont Gonse et Henry, se rassemblent autour de lui. Je le vois brandir son index, et Labori le voit aussi. Il me regarde, le front plissé, et écarte les bras en questionnant :
— De quoi s’agit-il ?
Mais je ne peux répondre que par un haussement d’épaules. Je n’ai aucune idée du sujet de leur discussion.
Cinq minutes plus tard, Pellieux revient vers le juge et demande la parole.
— Messieurs les jurés, j’ai une observation à faire sur ce qui s’est passé tout à l’heure. Jusqu’ici, nous nous sommes tenus dans les termes stricts de la légalité. Nous n’avons parlé aucunement de l’affaire Dreyfus. Et je ne veux pas en parler. Mais la défense a lu tout à l’heure publiquement un passage de l’acte d’accusation qui n’avait été lu en 1894 qu’à huis clos. Alors je répéterai le mot du colonel Henry : « On veut la lumière. Allons-y ! » En novembre 96, on a eu, au ministère de la Guerre, la preuve absolue de la culpabilité de Dreyfus, et cette preuve, je l’ai vue ! C’est un papier dont l’origine ne peut être contestée et qui dit : « Il va se produire une interpellation sur l’affaire Dreyfus. Ne dites jamais les relations que nous avons eues avec ce Juif. » Messieurs, je l’affirme sur mon honneur, et j’en appelle au général de Boisdeffre pour appuyer ma déposition.
Tous retiennent collectivement leur souffle dans le prétoire, puis les respirations reprennent d’un coup, alors que chacun se met à chuchoter avec son voisin sur la portée de la révélation. Déconcerté, Labori me cherche de nouveau du regard. Il me faut quelques secondes pour déterminer que Pellieux doit faire référence à la lettre censément récupérée à l’ambassade d’Allemagne — celle qui est apparue comme par hasard juste avant qu’on m’éloigne de Paris, et que Billot m’a lue mais n’a pas voulu me montrer. Je hoche vigoureusement la tête à l’adresse de Labori et lui fais signe avec mes mains de saisir sa chance. Pellieux vient de commettre une autre bourde, et il convient d’en profiter sans tarder.
Conscient du danger, Gonse s’est déjà levé et s’avance rapidement. Il lance au juge d’une voix pressante :
— Je demande la parole !
Mais Labori est plus rapide :
— Excusez-moi, mais c’est moi qui ai la parole, général. Il vient de se produire à la barre un fait d’une gravité exceptionnelle. Après une pareille chose, il ne s’agit plus de restreindre ni de rétrécir un débat d’assises. Que le général de Pellieux me permette de lui faire observer qu’il n’est pas une pièce, quelle qu’elle soit, qui scientifiquement constitue une preuve avant qu’elle ait été contradictoirement discutée. Que le général de Pellieux s’explique sans réserve, et la pièce, qu’on l’apporte ici !
— Général Gonse, qu’avez-vous à dire ? interroge le président.
— Je confirme complètement la déposition que vient de faire le général de Pellieux, répond Gonse d’une voix étranglée. Il a pris l’initiative, il a bien fait ; je l’aurais prise à sa place.
Il se frotte les mains nerveusement sur les bords de son pantalon. C’est avec l’air proprement décomposé qu’il poursuit :
— L’armée ne craint pas du tout la lumière. Elle ne craint pas du tout, pour sauver son honneur, de dire où est la vérité. Mais il faut de la prudence, et je ne crois pas qu’on puisse apporter publiquement ici des preuves de cette nature, qui existent, qui sont réelles, et qui sont absolues.
— Je demande qu’on appelle le général de Boisdeffre pour confirmer mes paroles, insiste Pellieux avec brusquerie, puis, ignorant à la fois le juge et le malheureux Gonse, il lance à son ordonnance : Commandant Delcassé, voulez-vous aller chercher le général de Boisdeffre, en voiture, tout de suite.
Pendant la suspension d’audience, Labori vient me voir et chuchote :
— De quelle sorte de document parle-t-il ?
— Je ne peux rien vous dire — pas le moindre détail. Ce serait violer le secret professionnel.
— Il faut que vous me donniez quelque chose , colonel — le chef de l’état-major va arriver.
Je coule un regard dans la direction où se tiennent Gonse, Pellieux et Henry, trop absorbés par leur conversation pour me prêter attention.
— Je peux vous dire qu’il s’agit d’une tactique vraiment désespérée. Je ne crois pas que Gonse et Henry soient très heureux d’avoir été mis dans cette situation.
— Quel type de questions dois-je poser à Boisdeffre, d’après vous ?
— Demandez-lui de lire à voix haute le document en entier. Demandez-lui s’il sera permis de le faire examiner par des scientifiques. Demandez-lui comment il se fait que cette « preuve absolue » de la culpabilité de Dreyfus n’ait apparemment été découverte que deux ans après qu’ils eurent envoyé le capitaine à l’île du Diable !
L’arrivée de Boisdeffre devant le tribunal est annoncée par une salve d’applaudissements et d’acclamations. La porte s’ouvre à la volée. Plusieurs ordonnances font irruption dans le prétoire, suivis par le grand homme en personne qui remonte lentement toute la salle en direction de la barrière. C’est la première fois que je le revois depuis quinze mois. Grand et digne, la démarche raide, étroitement sanglé dans son uniforme noir boutonné jusqu’au cou, qui forme un contraste saisissant avec la blancheur de ses cheveux et de sa moustache. Il semble avoir beaucoup vieilli.
— Général, commence le président, merci d’être venu. Il s’est produit un incident auquel nous ne nous attendions pas. Laissez-moi vous lire le compte rendu sténographique de la déclaration du général de Pellieux.
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