Mercredi s’écoule sans réponse d’Henry. Vers huit heures, le soir, on frappe à ma porte et je me lève pour ouvrir, supposant que ce seront ses témoins qui m’apportent sa réponse. Mais c’est Desvernine que je trouve sur le palier. Il entre brièvement, sans prendre la peine d’ôter son chapeau ni son manteau.
— Tout est réglé, dit-il. Notre homme loge dans une pension, l’hôtel de la Manche, rue de Sèvres. Il y est descendu sous un de ses noms d’emprunt — Robert Dutrieux. Vous avez une arme, mon colonel ?
J’ouvre ma veste pour lui montrer l’étui que je porte à l’épaule. Depuis qu’on m’a pris mon arme de service, je me suis acheté un revolver britannique, un Webley.
— Bien, approuve-t-il. Alors on y va.
— Tout de suite ?
— Il ne reste jamais longtemps au même endroit.
— Et nous ne serons pas suivis ?
— Non, j’ai changé d’équipe et me suis arrangé pour m’occuper de votre surveillance ce soir. Pour ce qui est de la Sûreté, mon colonel, vous ne bougez pas de votre appartement de toute la nuit.
Nous prenons un fiacre pour nous emmener rive gauche, et je paie la course juste au sud de l’École militaire. Nous faisons le reste du trajet à pied. La partie de la rue de Sèvres où se situe l’hôtel est étroite et mal éclairée. L’hôtel de la Manche ne se distingue guère : il occupe un petit immeuble décrépit, coincé entre une boucherie et un bistrot, le genre d’endroit où pourrait descendre un voyageur de commerce pour la nuit, et où l’on peut très certainement prendre une chambre à l’heure. Desvernine entre en premier ; je le suis. Personne à la réception. Par un rideau de perles, j’aperçois des gens qui dînent dans la petite salle à manger. Il n’y a pas d’ascenseur. L’escalier étroit craque à chaque marche. Nous nous arrêtons au troisième étage, et Desvernine frappe à une porte. Pas de réponse. Il essaie la poignée. C’est fermé à clef. Il porte un doigt à ses lèvres et nous tendons l’oreille. Une conversation étouffée provient de la chambre voisine.
Desvernine fouille dans sa poche et en sort une trousse de crochets semblable à celle qu’il m’a confiée. Il s’agenouille et se met au travail. J’ouvre mon manteau et ma veste afin de tâter la forme rassurante du Webley contre ma poitrine. Au bout d’une minute, un déclic se fait entendre. Desvernine se relève, range tranquillement ses outils dans sa trousse, qu’il remet dans sa poche. Il me regarde en ouvrant silencieusement la porte. La chambre est plongée dans l’obscurité. Il cherche à tâtons le commutateur et allume.
Ma première réaction est de penser qu’il s’agit d’un grand mannequin sombre, un de ces bustes de tailleur peut-être, qu’on aurait replié pour le coincer sous la fenêtre. Sans se retourner ni prononcer un mot, Desvernine lève la main gauche pour m’avertir de ne pas bouger ; de l’autre, il tient une arme. Il traverse en trois ou quatre enjambées la chambre jusqu’à la fenêtre, baisse les yeux sur la chose et chuchote :
— Fermez la porte.
Dès que je suis à l’intérieur, je me rends compte que c’est Lemercier-Picard, ou quel que fût son nom. Sa figure, violacée, s’est affaissée contre sa poitrine. Il a les yeux ouverts, sa langue sort de sa bouche et le plastron de sa chemise est maculé de mucosités desséchées. Enfouie profondément dans les plis de son cou, une cordelette tendue comme une corde de harpe remonte derrière sa nuque et s’attache à la croisée. Maintenant que je me suis rapproché, je constate que ses pieds et la partie inférieure de ses jambes, dénudés et tuméfiés, sont en contact avec le sol, mais que ses hanches sont suspendues juste au-dessus. Ses bras retombent le long de ses flancs, poings serrés.
Desvernine porte la main au cou boursouflé et cherche le pouls, puis il s’accroupit devant le corps et le fouille rapidement.
— Quand lui avez-vous parlé pour la dernière fois ? questionné-je.
— Ce matin, il se tenait devant cette même fenêtre, aussi vivant que vous et moi.
— Il était déprimé ? Suicidaire ?
— Non, juste effrayé.
— Il est mort depuis combien de temps ?
— Il est froid, mais pas encore raide — deux heures, peut-être trois.
Il se relève et s’approche du lit. Une valise ouverte est posée dessus. Il la retourne pour en vider le contenu, puis examine le petit tas d’affaires pathétique, triant les crayons, plumes, stylographes et bouteilles d’encre. Une veste de tweed pend au dossier d’une chaise. Desvernine en sort un calepin de la poche intérieure et le feuillette avant de vérifier les autres poches : des pièces de monnaie dans l’une, la clef de la chambre dans l’autre. Je demande :
— Pas de mot ?
— Pas le moindre bout de papier d’aucune sorte. Curieux pour un faussaire, vous ne trouvez pas ?
Il remet tout dans la valise. Puis il soulève le matelas et glisse la main dessous, ouvre le tiroir de la table de chevet, regarde dans le placard défraîchi, soulève la carpette. Enfin, il se relève, mains sur les hanches, vaincu.
— Tout a été fouillé à fond. Il n’y a plus rien. Vous devriez partir maintenant, mon colonel. Vous n’avez vraiment pas besoin d’être surpris dans une chambre avec un cadavre — surtout celui-ci.
— Et vous ?
— Je vais refermer la porte et tout laisser comme on l’a trouvé. Peut-être traîner une heure ou deux dans le coin, pour voir si quelqu’un se présente.
Il regarde le corps.
— Ça va tout de suite être classé en suicide — attendez de voir —, et vous ne trouverez pas un flic ou un escroc à Paris qui vous dira le contraire. Pauvre gars.
Il passe tendrement la main sur le visage contorsionné et lui ferme les yeux.
Le lendemain, deux colonels se présentent à mon appartement : Parès et Boissonnet, tous deux sportsmen notoires et copains de beuverie d’Henry. Ils m’informent solennellement que le colonel Henry décline le combat sous prétexte que je suis un officier réformé et, donc, un « individu peu recommandable » : n’ayant aucun honneur à perdre, je ne puis avoir été insulté.
Parès me regarde avec un mépris affiché.
— Il suggère, monsieur * Picquart, que vous demandiez plutôt réparation au commandant Esterhazy, car il sait que le commandant Esterhazy est impatient de vous défier en duel.
— Je n’en doute pas un instant. Mais vous pouvez informer le colonel Henry — et le commandant Esterhazy aussi — que je n’ai aucunement l’intention de m’abaisser à combattre un traître et un escroc. Le colonel Henry m’a traité publiquement de menteur à une époque où j’étais encore officier en service. Et c’est en tant que tel que je lui ai demandé réparation. Il est donc lié par l’honneur à me donner satisfaction. S’il s’y refuse, le monde notera le fait et en tirera les conclusions qui s’imposent, à savoir qu’il est à la fois un calomniateur et un lâche. Bonjour, messieurs.
À peine ai-je refermé la porte que je constate que je tremble, mais je ne saurais dire si c’est de nervosité ou de colère.
Le soir même, Edmond vient me dire qu’Henry est revenu sur sa décision. Le duel aura bien lieu et il se déroulera après-demain, à dix heures et demie du matin, dans le manège de l’École militaire. L’arme choisie est l’épée de combat.
— Henry disposera automatiquement d’un médecin sur place. Nous devons en nommer un de notre côté pour nous accompagner. Tu en connais un en particulier ?
— Non.
— Alors je trouverai quelqu’un. Maintenant, prends tes affaires.
— Pourquoi ?
— Parce que j’ai ma voiture en bas et que tu viens à la maison pour t’entraîner à tirer contre moi. Je n’ai pas envie d’être témoin de ta mise à mort.
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