Il salue et s’éloigne.
Je remets mon gilet et ma veste, puis lance un coup d’œil vers Henry qui, affaissé sur une chaise, contemple le sol à ses pieds. Le colonel Parès, debout derrière lui, fait rentrer ses bras dans les manches de sa tunique, et le colonel Boissonnet s’agenouille devant lui pour la boutonner.
— Regardez-le, commente Ranc avec mépris, comme un grand et gros bébé. Il est complètement vidé.
— Oui, conviens-je. Je le crois bien.
Contrairement à la coutume, nous ne nous serrons pas la main après le duel. Alors que la nouvelle se répand avenue de Lowendal que le héros a été blessé, on me fait passer par une petite porte pour éviter la foule hostile. D’après les premières pages du lendemain, Henry sort, le bras en écharpe, sous les acclamations de ses partisans, et on le conduit en landau découvert jusqu’à chez lui, où le général de Boisdeffre l’attend en personne pour lui présenter les vœux de l’armée pour son rétablissement. Je vais déjeuner avec Edmond et Ranc, et constate que le vieux sénateur a dit vrai : je me suis rarement senti un tel appétit, et n’ai jamais autant apprécié un repas.
Cet entrain persiste et, pendant les trois mois qui suivent, je me réveille le matin avec un curieux sentiment d’optimisme. À première vue, ma situation ne pourrait être pire. Je n’ai rien à faire, aucune carrière à mener, des revenus insuffisants et guère de capital sur lequel m’appuyer. Je ne peux toujours pas voir Pauline tant que son divorce est en cours, au cas où nous serions surveillés par la police ou la presse. Blanche est partie ; son frère a dû faire des pieds et des mains pour lui éviter d’être citée comme témoin au procès Zola (y compris en prétendant qu’elle n’était qu’une vieille demoiselle de cinquante-cinq ans au cœur fragile). Je subis les sifflets en public et la calomnie dans divers journaux informés par Henry qu’on m’avait vu rencontrer le colonel von Schwartzkoppen à Karlsruhe. Louis est révoqué de son poste d’adjoint au maire du septième arrondissement et sanctionné par l’Ordre des avocats pour « conduite indécente ». Reinach et d’autres éminents défenseurs de Dreyfus perdent leurs sièges aux élections nationales. Et même si la mort de Lemercier-Picard fait grand bruit, elle est officiellement déclarée comme un suicide, et l’affaire est close.
Les forces de l’ombre sont partout à l’œuvre.
Mais je ne suis pas complètement ostracisé. La société parisienne est divisée, et pour chaque porte qu’on me claque à la figure, une nouvelle s’ouvre. Le dimanche, je commence à aller régulièrement déjeuner chez M meGeneviève Straus, la veuve de Bizet, rue de Miromesnil, avec mes nouveaux compagnons d’armes, Zola, Clemenceau, Labori, Proust et Anatole France. Le mercredi soir, il n’est pas rare que nous soyons vingt à dîner au salon que tient la maîtresse de M. France, M meLéontine Arman de Caillavet, « Notre Dame de la révision », avenue Hoche — Léontine est une grande dame extravagante, aux joues carminées et aux cheveux teints en orange qu’elle couronne parfois d’une coiffe ornée de bouvreuils roses empaillés. Le jeudi, il m’arrive de me rendre à pied porte Dauphine, et d’assister aux soirées musicales de M meAline Ménard-Dorian, dans les salles de réception aux murs rouges décorés de plumes de paon et d’estampes japonaises, où je tourne les pages des partitions pour Cortot, Casals ou les trois jeunes sœurs ravissantes du trio Chaigneau.
— Ah, vous êtes toujours si plein d’entrain, mon cher Georges, m’assurent ces éminentes hôtesses.
Et elles battent des cils comme de leur éventail à la lueur des chandelles en me touchant le bras avec sollicitude — c’est qu’un récidiviste est toujours un trophée pour une table en vue — et en lançant aux convives de prendre exemple sur ma sérénité.
— Vous êtes incroyable, Picquart ! renchérissent les maris. Ou alors vous êtes insensé. Je suis certain que je ne pourrais pas afficher une si belle humeur devant une telle avalanche de problèmes !
— Eh bien, réponds-je avec un sourire, le masque de la comédie est de rigueur en société…
Mais la vérité, c’est que je ne porte pas de masque. Je me sens réellement confiant dans l’avenir. Je sais au fond de moi que tôt ou tard, même si je ne peux déterminer comment, le grand édifice que l’armée a édifié — cette forteresse qui se désagrège et dont les bois sont rongés aux vers — va tout emporter dans sa chute. Les mensonges sont trop énormes et branlants pour soutenir encore longtemps la pression d’un examen approfondi. Le pauvre Dreyfus, qui entre maintenant dans sa quatrième année sur l’île du Diable, ne vivra peut-être pas assez longtemps pour le voir, et moi non plus d’ailleurs, mais la réhabilitation viendra, j’en suis convaincu.
Et les faits me donnent raison, bien plus tôt que je ne pensais. Cet été-là, il se produit deux événements qui vont tout changer.
D’abord, en mai, je reçois un mot de Labori me priant de me rendre de toute urgence à son appartement de la rue de Bourgogne, non loin du ministère de la Guerre. J’arrive dans l’heure et trouve là-bas un jeune homme nerveux de vingt et un ans, visiblement venu de province, qui attend au salon. Labori me le présente comme étant Christian Esterhazy.
— Ah, dis-je en lui serrant la main, non sans une certaine méfiance, voici un nom tristement célèbre.
— Vous voulez parler de mon cousin ? réplique-t-il. Oui, c’est grâce à lui, et l’on n’a jamais vu pareille ordure !
Il est si véhément que je suis interloqué.
— Asseyez-vous, Picquart, me conseille Labori, et écoutez ce que M. Esterhazy a à nous dire. Vous ne serez pas déçu.
Marguerite nous apporte du thé, puis nous laisse.
— Mon père est mort voici dix-huit mois, commence Christian, chez nous, à Bordeaux, de façon soudaine. La semaine suivant son décès, j’ai reçu une lettre de condoléances d’un homme que je n’avais jamais rencontré : un cousin de mon père, le commandant Walsin Esterhazy, qui m’exprimait toute sa sympathie et demandait s’il pouvait nous aider de quelque façon que ce fût en matière de conseil financier.
J’échange un regard avec Labori, qui n’échappe pas à Christian.
— Je vois, monsieur Picquart, que vous vous doutez de ce qui va suivre ! Mais je vous en prie, gardez à l’esprit que je n’avais aucune expérience de ces questions, et que ma mère est une femme très naïve et religieuse — deux de mes sœurs sont dans les ordres. Pour vous raconter les choses en deux mots, j’ai répondu à mon aimable parent que j’avais un héritage de cinq mille francs et que ma mère en toucherait cent soixante-dix mille par la vente de propriétés — je serais donc très heureux de recevoir son conseil pour m’assurer que ces sommes seraient judicieusement investies. Le commandant m’a répondu, me proposant d’intercéder auprès de son bon ami Edmond de Rothschild, et naturellement, nous avons pensé : « Comment trouver placement plus sûr ? »
Il boit son thé et rassemble ses pensées avant de continuer.
— Pendant quelques mois, tout s’est bien passé, et nous recevions régulièrement des lettres du commandant ainsi que des chèques qui correspondaient, disait-il, aux dividendes de l’argent que les Rothschild avaient investi pour notre compte. Et puis, à la fin du mois de novembre, il m’a écrit pour m’enjoindre de venir à Paris de toute urgence. Il disait qu’il avait des ennuis et avait besoin de mon aide. Naturellement, je suis monté tout de suite. Je l’ai trouvé dans un état d’inquiétude épouvantable. Il m’a appris qu’il était sur le point d’être accusé publiquement d’être un traître, mais que je ne devais surtout pas croire à ces fables. Ce n’était qu’une machination des Juifs pour essayer de lui faire prendre la place de Dreyfus, et il pourrait le prouver parce qu’il avait l’aide d’officiers des bureaux de la Guerre. Il a ajouté qu’il devenait trop dangereux pour lui de rencontrer sa principale relation, et m’a demandé de la voir de sa part pour transmettre des messages.
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