J’ai lu qu’un député va interpeller sur Dreyfus. Si on me demande à Rome nouvelles explications je dirai que jamais j’avais des relations avec ce Juif. C’est entendu ! Si on vous demande, dites comme ça. Car il faut pas que on sache jamais personne ce qui est arrivé avec lui.
Je rends le journal à Zola.
— Il a vraiment lu ces tissus d’âneries à voix haute ? Il a perdu l’esprit.
— Vous auriez pensé autrement si vous aviez été à la Chambre, réplique Clemenceau. Tous les députés se sont levés pour l’acclamer. Ils croient vraiment qu’il a clos une fois pour toutes l’affaire Dreyfus. Ils ont même voté une motion qui ordonne au gouvernement de faire tirer trente-six mille exemplaires de la preuve pour en envoyer à toutes les communes de France !
— Pour nous, c’est une catastrophe, à moins qu’on ne puisse riposter.
— Pouvons-nous riposter ?
Ils me regardent tous les trois.
Ce soir-là, après le concert, qui comprenait les deux grandes sonates pour piano de Wagner, je m’excuse auprès d’Aline et, au lieu de rester pour le dîner, la tête encore remplie de musique, je pars retrouver Pauline. Je sais qu’elle loge chez une vieille cousine, toujours demoiselle, dont l’appartement n’est pas très loin, à proximité du bois de Boulogne. La cousine commence par refuser de la prévenir.
— Ne lui avez-vous pas déjà fait assez de mal comme ça, monsieur ? Ne serait-il pas temps de la laisser tranquille ?
— Je vous en prie, madame, il faut que je la voie.
— Il est très tard.
— Il n’est pas dix heures, et il fait encore jour…
— Bonsoir, monsieur.
Et elle me ferme la porte au nez. Je sonne de nouveau et perçois des chuchotements. Il y a un long silence et, cette fois, quand la porte s’ouvre, Pauline a pris la place de sa cousine. Elle est vêtue très sobrement d’un chemisier blanc sur une jupe sombre, porte ses cheveux tirés en arrière et pas de maquillage. On pourrait presque la croire sortie d’un ordre religieux ; je me demande s’il lui arrive encore de se confesser.
— Je croyais que nous ne devions pas nous voir tant que les choses ne sont pas réglées.
— Il n’y a peut-être plus le temps d’attendre.
Elle serre les lèvres et hoche la tête.
— Je prends mon chapeau.
Pendant qu’elle va dans sa chambre, je vois une machine à écrire posée sur la table du petit salon. C’est bien d’elle : elle a pris l’argent que je lui ai envoyé pour en investir une partie dans l’apprentissage d’une nouvelle discipline — et se procurer, pour la première fois de sa vie, une source de revenus.
Dehors, lorsque nous avons tourné au coin de la rue et sommes hors de vue de l’appartement, Pauline me prend le bras et nous marchons vers le Bois. C’est une belle soirée d’été, calme et lumineuse, la température si parfaitement équilibrée qu’il ne semble y avoir ni atmosphère ni barrière entre la nature et l’esprit. Il n’y a plus que les étoiles, l’odeur des arbres et de l’herbe sèche, et le clapotement occasionnel d’une barque sur le lac, où deux amoureux se laissent dériver au clair de lune. Leurs voix portent plus qu’ils ne l’imaginent dans l’air immobile. Mais il nous suffit de parcourir quelques centaines de pas, de quitter le sentier sableux et de nous enfoncer sous les arbres pour que ces voix, comme le reste de la ville, cessent d’exister.
Nous trouvons un endroit isolé sous un immense cèdre vénérable. Je retire mon frac et l’étale sur le sol, desserre ma cravate blanche, et m’assois près de Pauline. Je la serre contre moi.
— Tu vas salir ta veste, fait-elle remarquer. Tu devras la donner à nettoyer.
— Cela n’a pas d’importance. Je n’en aurai pas besoin pendant un moment.
— Tu t’en vas ?
— On peut dire ça comme ça.
Je lui explique ce que j’ai l’intention de faire. Je me suis décidé en écoutant le concert ; écouter du Wagner a toujours eu un effet grisant sur moi.
— Je vais remettre en cause la version des événements que donne le gouvernement.
Je ne me fais aucune illusion quant aux répercussions — je ne pourrai pas me plaindre de ne pas avoir été prévenu.
— J’imagine que je dois considérer mon mois au Mont-Valérien comme une répétition.
Pour elle, je fais bonne figure, mais j’avoue que je suis au fond de moi nettement moins confiant. Quel est le pire auquel je puisse m’attendre ? Lorsque les portes de la prison se seront refermées sur moi, je serai sans doute en danger, et cela n’est pas à négliger. L’incarcération elle-même n’aura rien d’agréable et pourra se prolonger des semaines, voire des mois, peut-être une année ou davantage, bien que je n’en dise rien à Pauline : le gouvernement aura tout intérêt à essayer de faire durer les procédures légales le plus longtemps possible, ne serait-ce que dans l’espoir que Dreyfus meure entre-temps.
Lorsque j’ai terminé mon explication, elle me dit :
— On dirait que tu as déjà pris ta décision.
— Si je recule maintenant, je ne retrouverai peut-être pas une autre occasion. Je serai obligé de passer le reste de mes jours en sachant que, le moment venu, j’ai manqué de courage. Ça me détruirait — je ne pourrais plus jamais admirer un tableau, lire un livre ou écouter de la musique sans éprouver un sentiment de honte. Mais je regrette tellement de t’avoir entraînée dans tout ça.
— Arrête de t’excuser. Je ne suis plus une enfant. Je suis entrée toute seule dans tout ça quand je suis tombée amoureuse de toi.
— Et comment c’est, de vivre seule ?
— J’ai découvert que je pouvais survivre. C’est même étrangement excitant.
Nous restons allongés en silence, nos mains enlacées, à contempler les étoiles à travers les branches. J’ai l’impression de sentir la terre tourner sous nos corps. La nuit doit tout juste commencer à tomber sous les tropiques sud-américains. Je pense à Dreyfus et tente d’imaginer ce qu’il fait, s’ils continuent de l’enchaîner à son lit. Nos destins sont à présent intimement liés. Je dépends de sa survie tout autant qu’il dépend de la mienne. S’il tient bon, je tiendrai bon ; si je suis libéré, il le sera aussi.
Nous restons longtemps ainsi, Pauline et moi, à savourer ces dernières heures ensemble. Puis les étoiles finissent par se fondre dans la lumière de l’aube. Je ramasse mon frac, en couvre les épaules de Pauline et, bras dessus, bras dessous, nous retournons vers la ville endormie.
Le lendemain, avec l’aide de Labori, j’écris une lettre ouverte au gouvernement. Sur sa suggestion, je ne l’envoie pas au ministre de la Guerre, Brutus de pacotille dévot et inflexible, mais au tout nouveau président du Conseil, l’anticlérical Henry Brisson :
Monsieur le président du Conseil
Il ne m’a pas été donné jusqu’à présent de pouvoir m’exprimer librement au sujet des documents secrets sur lesquels on a prétendu établir la culpabilité de Dreyfus. M. le ministre de la Guerre ayant cité à la tribune de la Chambre des députés trois de ces documents, je considère comme un devoir de vous faire connaître que je suis en état d’établir devant toute juridiction compétente que les deux pièces qui portent la date de 1894 ne sauraient s’appliquer à Dreyfus, et que celle qui porte la date de 1896 a tous les caractères d’un faux. Il apparaîtra alors manifestement que la bonne foi de M. le ministre de la Guerre a été surprise, et qu’il en a été de même, d’ailleurs, pour tous ceux qui ont cru à la valeur des premiers documents et à l’authenticité du dernier.
Veuillez agréer, etc.
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