J’hésite à lui parler de Lemercier-Picard et finis par y renoncer. Il est assez inquiet comme ça.
Le vendredi se passe dans la grange d’Edmond, où il me met à l’épreuve des heures durant, me faisant revoir les rudiments de l’attaque composée et de la parade circulaire, de la riposte et de la remise. Le lendemain matin, nous quittons Ville-d’Avray peu après neuf heures, pour rentrer à Paris. Jeanne me couvre avec ferveur le visage de baisers, comme si elle s’attendait à ne plus jamais me revoir.
— Au revoir, mon cher Georges ! Je ne t’oublierai jamais. Adieu !
— Ma chère Jeanne, ce n’est pas bon pour mon moral…
Une heure plus tard, nous pénétrons dans l’avenue de Lowendal et trouvons une assemblée de plusieurs centaines de personnes qui attendent devant l’entrée du manège, la plupart étant des cadets de l’École militaire — ces jeunes gens qui auraient pu être mes élèves et qui me conspuent lorsque je descends de voiture en tenue civile. Un cordon de soldats garde la porte. Edmond frappe, on tire un verrou et on nous introduit dans le lieu familier, sombre et glacé, qui empeste le crottin de cheval, l’ammoniaque et la paille. Des oiseaux prisonniers battent des ailes contre les lucarnes. Au centre du vaste manège, des tréteaux ont été dressés contre lesquels s’appuie le corps massif d’Arthur Ranc. Il vient vers moi, la main tendue. Il doit avoir plus près de soixante-dix ans que de soixante, mais sa barbe est encore noire et fournie, et ses yeux, derrière son pince-nez, brillent de curiosité.
— Je me suis moi-même battu maintes fois en duel, mon jeune ami, dit-il, et ce qu’il faut avoir à l’esprit, c’est que dans deux heures, vous serez assis devant un déjeuner que vous dévorerez avec le meilleur appétit que vous ayez jamais connu de votre vie. Cela vaut la peine de se battre rien que pour le plaisir de faire un bon repas après !
Je suis présenté au directeur de combat, un sergent-major de la garde républicaine à la retraite, et à mon médecin, un chirurgien des hôpitaux. Nous attendons un quart d’heure, et la conversation devient de plus en plus gênée, quand des acclamations dans la rue nous avertissent de l’arrivée d’Henry. Il entre, flanqué de ses deux colonels, nous ignore délibérément et s’avance à grands pas vers la table en retirant ses gants. Là, il pose son képi et entreprend de déboutonner sa tunique, comme s’il se préparait à un examen médical dont il serait pressé de se débarrasser. Je retire moi aussi ma veste et mon gilet, et les tends à Edmond. Le directeur de combat trace du bout du pied une ligne sur la terre, puis compte les pas de chaque côté pour déterminer les positions, qu’il marque d’une croix. Il nous demande ensuite d’approcher.
— Messieurs, dit-il, si vous voulez bien ouvrir votre chemise.
Nous dénudons brièvement notre poitrine pour montrer que nous ne portons aucune protection ; celle d’Henry est rose et glabre comme un ventre de cochon. Pendant toute la procédure, il regarde ses mains, le sol, les combles… tout sauf moi.
Nos armes sont pesées et mesurées. Le sergent-major explique :
— Messieurs, si l’un de vous est blessé, ou si l’un des témoins constate une blessure, le combat sera arrêté, à moins que le blessé ne signifie qu’il veut le poursuivre. Une fois la blessure examinée, si le blessé le souhaite, le combat peut reprendre. Préparez-vous, conclut-il en nous tendant nos armes.
Je plie les genoux, esquisse quelques bottes et parades, et me retourne pour faire face à Henry, qui se tient à environ six pas. Il me regarde enfin, et je lis la haine dans ses yeux. Je comprends aussitôt qu’il cherchera à me tuer s’il le peut.
— En garde *, lance le sergent-major, et nous prenons position.
Il vérifie sa montre, lève sa canne puis l’abaisse.
— Allez *, messieurs !
Henry se précipite aussitôt sur moi et projette son épée avec une telle rapidité et une telle force qu’il s’en faut de peu que je ne lâche la mienne. Je n’ai d’autre choix que de reculer sous l’assaut des coups, parant du mieux que je peux en suivant mon instinct plutôt qu’une méthode. Mes pieds s’emmêlent, je trébuche légèrement, et Henry attaque en visant le cou. Ranc et Edmond poussent en chœur un cri de protestation devant une botte aussi illégale. J’oscille vers l’arrière et sens le mur derrière mon épaule. Henry doit déjà m’avoir fait reculer de vingt pas, et il ne me reste plus qu’à esquiver et louvoyer pour m’élancer vers le côté et trouver une nouvelle position de défense tandis qu’il ne cesse d’attaquer.
J’entends Ranc protester auprès du directeur :
— Monsieur, c’est ridicule !
Et le directeur de lancer :
— Colonel Henry, l’objectif est de régler une dispute entre gentlemen !
Mais je vois aux yeux de mon adversaire qu’il n’entend rien, sinon les battements de son propre sang. Il se fend de nouveau, tenant sa garde haute, et je sens cette fois sa lame sur le tendon de mon cou — je n’ai jamais été si près de la mort depuis le jour de ma naissance.
— Halte ! s’écrie Ranc à l’instant même où la pointe de mon épée touche Henry à l’avant-bras.
Henry regarde l’entaille et abaisse son arme. Je fais de même tandis que témoins et médecins accourent. Le sergent-major consulte sa montre :
— La première reprise a duré deux minutes.
Mon chirurgien m’amène juste sous une lucarne et me fait tourner la tête afin d’inspecter mon cou.
— Tout va bien, constate-t-il. Il vous aura manqué d’un cheveu.
Henry, cependant, a le bras qui saigne. L’entaille n’est pas profonde, guère plus qu’une éraflure, mais c’est suffisant pour que le directeur de combat lui dise :
— Vous pouvez refuser de poursuivre, mon colonel.
— On continue, réplique Henry en secouant la tête.
Pendant qu’il roule sa manche pour essuyer le sang, Edmond me glisse à voix basse :
— Ce type est un fou criminel. Je n’ai jamais vu une telle démonstration.
— S’il tente encore un coup semblable, ajoute Ranc, je fais cesser toute l’affaire.
— Non, le prié-je, ne faites pas cela. Laissez-nous en finir.
— À vos places ! reprend le directeur. Allez , messieurs !
Henry s’efforce de reprendre le combat là où il l’a laissé, avec la même agressivité, et de me repousser contre le mur. Mais son bras est maculé de sang et la poignée devient glissante. Ses bottes perdent de leur conviction — elles sont plus lentes, plus faibles. Il lui faut m’achever rapidement s’il ne veut pas perdre. Il met ses dernières forces dans une fente dirigée vers mon cœur. Je pare le coup, détourne sa lame et me fends à mon tour, l’atteignant au bord du coude. Il hurle de douleur et lâche son épée.
— Halte ! crient ses témoins.
— Non ! proteste-t-il, en grimaçant et s’étreignant le coude. Je peux continuer !
Il se baisse, ramasse son épée de la main gauche et s’efforce d’en remettre la poignée dans sa main droite, mais ses doigts ensanglantés refusent de se fermer. Il essaie à plusieurs reprises, mais chaque fois qu’il veut la soulever, l’épée retombe par terre. Je l’observe sans la moindre pitié.
— Donnez-moi une minute, marmonne-t-il avant de me tourner le dos pour dissimuler sa faiblesse.
Les deux colonels et son médecin finissent par le persuader d’aller à la table et de se laisser examiner. Cinq minutes plus tard, le colonel Parès s’approche de l’endroit où je me tiens avec Edmond et Ranc, et annonce :
— Le nerf cubital est touché, ce qui entraîne un engourdissement des doigts de la main droite qui durera plusieurs jours.
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