— Alors, questionne Reinach, que voulez-vous que nous fassions, colonel ?
— Ce n’est pas vraiment à moi de le dire. Je vous ai exposé tout ce que je pouvais sans trahir de secrets d’État. Je ne peux moi-même ni écrire d’articles ni publier de livre — je suis encore soumis à la discipline de l’armée. Ce que je crois, c’est que, d’une façon ou d’une autre, il faudrait que cette affaire soit retirée de la juridiction militaire pour être portée à un niveau supérieur — il faudrait rassembler les détails en un tout narratif cohérent, afin que tout puisse être vu pour la première fois clairement.
Je désigne le Renoir d’un petit signe de tête, puis me tourne vers Zola :
— Il faut faire de la réalité une œuvre d’art, si vous voulez.
— Colonel, c’est déjà une œuvre d’art, rétorque-t-il. Il ne manque plus que l’angle d’attaque.
Une heure ne s’est pas écoulée que j’écrase ma cigarette et me mets debout.
— Veuillez m’excuser, messieurs, mais je dois être le premier à partir. Il vaudrait mieux que chacun de vous s’en aille séparément, en laissant un intervalle d’une dizaine de minutes entre chaque. Je vous en prie, restez assis. Y a-t-il une sortie de service ? demandé-je à Charpentier.
— Oui, il existe une porte de jardin. On peut y accéder par la cuisine. Je vous y conduis.
— Je vais chercher tes affaires, me dit Louis.
Je fais le tour de la table pour serrer la main de chacun. Mathieu enferme la mienne entre les siennes.
— Ma famille et moi ne saurions vous exprimer toute notre gratitude, colonel.
Il y a dans sa chaleur quelque chose de possessif qui me rend maladroit, voire glacial.
— Vous n’avez aucune raison de me remercier, assuré-je. J’ai simplement obéi à ma conscience.
Nul ne m’attend visiblement dans la rue, et je profite du fait d’avoir momentanément semé la police pour remonter rapidement le boulevard Saint-Germain jusque chez les Comminges. Je donne ma carte au valet de pied, qui m’introduit dans la bibliothèque pour aller m’annoncer. Une minute plus tard, la porte s’ouvre en coup de vent, et Blanche se précipite pour me prendre dans ses bras.
— Georges chéri ! s’écrie-t-elle. Vous vous rendez compte que vous êtes devenu la personne la plus célèbre que je connaisse ? Nous sommes tous en train de prendre le thé au salon. Joignez-vous à nous — je vais pouvoir vous exhiber !
Puis elle cherche à m’entraîner à sa suite, mais je résiste.
— Aimery est-il là ?
— Oui, et il sera ravi de vous voir. Montez, je vous en prie, insiste-t-elle en me tirant de nouveau par la main. Nous voulons tout savoir !
— Blanche, dis-je doucement en détachant sa main de mon bras, il faut que nous parlions en privé, et je crois qu’Aimery devrait être présent. Vous voulez bien aller le chercher ?
Pour la première fois, elle comprend que je ne plaisante pas. Elle rit nerveusement.
— Oh, Georges, dit-elle, c’est trop sinistre !
Mais elle va chercher son frère.
Aimery arrive d’un pas nonchalant, plus juvénile que jamais, vêtu d’un costume bien coupé et porteur de deux tasses de thé.
— Bonjour, Georges. Puisque tu ne viens pas au samovar, c’est le thé qui vient à toi.
Nous nous asseyons tous les trois près du feu, et pendant qu’Aimery boit son thé, Blanche fume une de ses cigarettes turques aux couleurs vives. Je leur raconte que le nom de Blanche a été utilisé dans un faux télégramme, très certainement l’œuvre de Du Paty, et qu’on m’a envoyé en Tunisie. Elle a les yeux brillants et s’imagine certainement vivre une aventure excitante. Aimery, lui, flaire aussitôt le danger.
— Pourquoi du Paty utiliserait-il le nom de Blanche ?
— Parce qu’elle connaît Germain Ducasse, et que Ducasse a travaillé pour moi comme agent dans une opération montée contre Esterhazy. Il semble donc que nous fassions tous partie de ce « syndicat juif » imaginaire qui travaille à faire libérer Dreyfus.
— C’est absolument ridicule, commente Blanche en exhalant un nuage de fumée. Personne ne croira cela un instant.
— Mais pourquoi utiliser le nom de Blanche ? questionne Aimery. Pourquoi pas le mien ?
Il semble réellement perplexe. Puis il me dévisage, et dévisage sa sœur. Aucun de nous deux ne peut se résoudre à le regarder dans les yeux. Quelques secondes gênées s’écoulent. Aimery n’est pas un imbécile.
— Ah, fait-il à voix basse en hochant lentement la tête. Je vois.
— Oh, pour l’amour du ciel, s’exclame Blanche avec irritation. Tu es pire que Père ! Quelle importance ?
Aimery, soudain très tendu et silencieux, croise les bras et garde résolument les yeux rivés au tapis, me laissant le soin d’expliquer la situation.
— Je crains que cela ne soit important, Blanche, parce que vous risquez d’être interrogée au sujet des télégrammes, et qu’on en parlera certainement dans les journaux, et que cela fera un scandale.
— Eh bien, qu’il y…
Aimery l’interrompt avec fureur :
— Tais-toi, Blanche… pour une fois ! Cela ne concerne pas que toi. C’est toute la famille qui va être éclaboussée. Pense à ta mère. Et n’oublie pas que je suis un militaire en service !
Il se tourne vers moi.
— Il va falloir que nous parlions à nos avocats.
— Bien sûr.
— En attendant, je crois qu’il serait préférable que vous ne reveniez pas ici ni n’essayiez de revoir ma sœur.
— Aimery… le supplie Blanche.
— Je comprends, dis-je en me levant.
— Je regrette, Georges, commente Aimery. Il ne peut pas en être autrement.
Noël et le Nouvel An s’écoulent ; le premier passé avec les Gast à Ville-d’Avray, le second avec Anna et Jules, rue Cassette ; Pauline reste dans le Sud. Je vends mon piano Érard à un marchand pour cinq mille francs et lui envoie l’argent.
Le conseil de guerre d’Esterhazy est fixé au lundi 10 janvier 1898. Je suis convoqué en tant que témoin. Louis aussi. Or, le vendredi qui précède l’audience, son père finit par succomber à sa longue maladie et meurt à Strasbourg. Louis est excusé, afin de se rendre auprès de sa famille.
— Je ne sais pas ce que je dois faire, me confie-t-il.
— Mon cher ami, lui assuré-je, il n’y a pas de doute. Ta place est auprès de ta famille.
— Mais le procès… tu seras seul…
— Franchement, que tu sois là ou pas, cela ne fera aucune différence quant à l’issue du procès. Vas-y.
Le lundi, je me lève tôt et, dans l’obscurité d’avant l’aube, revêts la tunique bleu pâle du 4 etirailleurs tunisiens et épingle le ruban de la Légion d’honneur. Puis, suivi par deux policiers en civil, je fais à travers les rues de Paris le trajet familier jusqu’au tribunal militaire de la rue du Cherche-Midi.
La journée est hostile dès le début : froide, grise, pluvieuse. Dans la rue, entre la prison et le tribunal, une dizaine de gendarmes en cape et képi ruissellent sous la pluie, bien qu’il n’y ait aucune foule à contenir. Je franchis les pavés glissants de la cour pour pénétrer dans ce même ancien couvent sinistre où Dreyfus fut condamné il y a plus de trois ans. Un capitaine de la garde républicaine me fait entrer dans une salle d’attente réservée aux témoins. Je suis le premier arrivé. C’est une petite pièce aux murs blanchis à la chaux, dotée d’une seule fenêtre percée dans la partie supérieure du mur et munie de barreaux, d’un sol dallé et de chaises en bois rangées le long des murs. Le petit poêle à charbon allumé dans un coin suffit à peine à adoucir le froid glacial. Juste au-dessus, il y a une représentation du Christ qui lève un index rougi en signe de bénédiction.
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