— Figure-toi que sur ce marché il arrive des miracles, répondit Agnete. C’était guère plus qu’un petit tas d’os, et un saint homme me l’a aspergé de vin de messe et lui a ordonné : “Lève-toi et marche, larron !” Et regarde comment il est devenu. J’ai bien essayé de le vendre au boucher mais il en a même pas voulu une cuisse. Il dit que ces derniers temps il fait pas beaucoup d’affaires avec la viande d’enfant. Alors je me suis dit que c’était mieux de le garder entier. Peut-être qu’il pourra servir à quelque chose.
— Et pourquoi tu le tiens en laisse ? », dit le garde en attrapant rudement le visage de Mikael.
Mikael gardait les yeux baissés.
« Il est encore sauvage, dit Agnete. Le miracle vient juste d’avoir lieu. Le saint homme a dit “Lève-toi et marche”, mais il a oublié de lui dire “Gare à toi, bâtard, si t’essaies de t’échapper !”. »
Le soldat éclata de rire. « Si t’étais plus jeune, femme, je te jure que je t’aurais fait sentir mon engin entre les jambes, tellement t’es rigolote.
— Oh, Dieu du Ciel, un autre miracle ! s’exclama Agnete.
— Lequel ? demanda le soldat.
— Qui m’aurait dit qu’un jour je remercierais le bon Dieu de m’avoir fait vieillir ? »
Le soldat ne savait pas s’il devait se vexer ou rire. Il posa un regard inquiet sur Mikael.
Celui-ci était terrorisé. Il gardait les yeux baissés pendant que le soldat cherchait à lui relever le visage. Il pâlit sous la couche noire de suie et sentit ses jambes trembler. Le soldat allait sûrement le reconnaître et les tuer séance tenante. Et ensuite lui couper la tête, comme à son père, pour la remettre à Agomar, le chef des bandits.
Mais le soldat se contenta de lui pincer méchamment la joue. Il avait décidé que la réponse d’Agnete était offensante, mais il ne voulait pas s’avouer vaincu.
Mikael gémit.
« C’est une avance pour ta prochaine bêtise, espèce de chien », dit le soldat.
Agnete feignit de rire et se remit en route vers la Raühnvahl.
Dès qu’il furent derrière un pan rocheux, elle s’arrêta. Elle grimpa jusqu’à une langue de neige qui s’accrochait dans une crevasse et en prit une poignée, avant de redescendre. « Garde ça sur ta joue, gamin, dit-elle.
— Je m’appelle Mikael, dit-il, les yeux pleins de larmes.
— Garde ça sur ta joue », répéta-t-elle. Puis elle lâcha le bout de la laisse et recommença à marcher. « L’enlève pas », ordonna-t-elle. Au bout de quelques pas, Mikael l’entendit marmonner : « Fumier de fils de pute de soldat. »
Mikael frotta la neige sur sa joue et la douleur diminua.
Ils marchèrent encore une lieue. La route serpentait à flanc de montagne et on apercevait par moments les ruines du château des princes de Saxe.
Mikael s’arrêta, un vide dans l’estomac, et regarda son foyer et sa vie d’autrefois.
Agnete se retourna. Elle comprit aussitôt. « Il est temps d’enterrer tes morts », lui dit-elle.
Mikael se tamponna les yeux avec la neige.
Au bout d’une autre lieue, ils arrivèrent au pont de bois sur l’Uque, le torrent qui traversait la Raühnvahl.
Agnete s’arrêta. « Nous y voilà », dit-elle.
Mikael ressentit une vague de terreur.
Agnete reprit le bout de la laisse et tira. « Rappelle-toi : plus rien ne t’est dû. Tu n’es plus le prince. À partir de maintenant, tu devras tout aller chercher avec tes dents, même la plus petite chose. »
Mikael était pétrifié. Il voyait les maisons et les baraques du village, la petite église de Notre-Dame des Neiges, la rue boueuse, les maigres champs d’avoine et d’orge, les villageois avec leurs faux et leurs râteaux, les chiens errant à la recherche d’un os.
« Mais tout ce que tu auras conquis avec tes propres forces, ajouta Agnete d’un ton plus doux, sera à toi. Uniquement à toi. » Elle tira de nouveau. « Maintenant, marchons. »
Quand ils eurent dépassé la première maison du village, ils virent les habitants rassemblés le long de la route.
Au début, Mikael avait survécu grâce à la graisse de son corps. Puis, quand tout le gras avait fondu, il avait survécu simplement par habitude.
Il traversa le village tenu en laisse, examiné avec curiosité par les gens de la vallée. Il était en tous points semblable à eux. Maigre, décharné, les côtes qui perçaient sous la peau. Sur les épaules une fatigue qu’aucun sommeil n’aurait pu adoucir et une faim que rien ne comblerait plus. Mais une petite, imperceptible lueur dans les yeux, parce qu’il avait tenu avec ses propres forces.
« Il est pas bien vaillant, dit une vieille femme à Agnete après l’avoir palpé comme du bétail. Je crois pas qu’il va t’aider. »
Agnete s’arrêta, pour que chacun entende. « À ton avis, je suis riche, Astrid ? », rétorqua-t-elle en écartant les bras dans un geste d’impuissance. « Les costauds, ils étaient trop chers. »
Mikael respirait à peine. Il avait jeté autour de lui un regard rapide, croisant les regards de certains garçons, et la terreur lui avait serré le ventre. Il repensait à Hubertus, peut-être massacré par “ceux qui sont là dehors”. Agnete le tirait trop fort. Il trébucha.
Les villageois se mirent à rire.
« Je parie qu’il va mourir, dit la vieille Astrid. — Au pire, j’aurai perdu mes sous », répondit Agnete. Elle s’arrêta de nouveau, regarda la vieille. « Moi, je te dis qu’il va devenir fort, au contraire. » Elle appuya le doigt sur la poitrine de Mikael. « Alors tu devras bien reconnaître que j’ai fait une bonne affaire. »
Astrid haussa les épaules. « Il te fera pas une année.
— On verra », et Agnete cracha par terre vers la vieille, qui recula.
Mikael suivait docilement.
Eloisa arriva en courant. Elle souriait à Mikael.
« Comment il s’appelle ? demanda une petite fille.
— Le Crottin », dit un garçon.
Le petit groupe de garçons éclata de rire.
« Crottin Sec, tu veux dire », fit un garçon d’environ treize ans, fort comme un jeune taureau, aux joues rouges et aux cheveux crépus.
Ses amis n’en pouvaient plus de rire.
« Eberwolf, intervint alors Eloisa, un jour Crottin Sec te cassera la figure. Et là, tu arrêteras une fois pour toutes de jouer les tyrans. »
Le gros garçon rougit, regardant Eloisa sans savoir quoi répondre, pendant que ses amis attendaient la suite. Puis il posa les yeux sur Mikael. C’était un regard chargé de haine. Mais il ne dit rien.
« On dirait que ta fille le connaissait déjà, dit à Agnete Ljuba le brasseur, un homme dans la cinquantaine avec une épaisse barbe encore rousse.
— Qu’est-ce que tu dis, Ljuba ? demanda Agnete.
— Regarde toi-même. »
Agnete se retourna. « Alors c’est bon signe, finit-elle par répondre. Ça veut dire que c’était écrit d’avance. » Arrivée devant sa baraque, elle agita la main en l’air pour saluer tout le monde. « À demain, braves gens. » Et elle lâcha la laisse.
Mikael se précipita à l’intérieur. Une terreur aveugle le secouait. Il courut à la trappe, l’ouvrit et descendit aussitôt l’échelle. Recroquevillé sur la paille, il resta là, immobile et tremblant.
Quand Agnete revint, après avoir rentré le mulet avec Eloisa, elle regarda autour d’elle. « T’es où, gamin ? »
Pas de réponse.
Eloisa indiqua la trappe ouverte.
Agnete s’approcha. « Sors de là », ordonna-t-elle.
Mikael ne souffla mot.
« Si tu m’obliges à descendre, dit Agnete d’une voix basse et menaçante, tu t’en repentiras. »
Mikael ne bougea ni ne répondit.
« Allume la chandelle, ordonna Agnete à Eloisa.
— Mère…
— Tu ne vas pas t’y mettre, toi aussi. »
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