Agnete ôta les navets et les oignons, dénoua la corde qui fermait le sac et dit : « Descends ». En voyant que Mikael hésitait, elle attrapa son bras et tira dessus.
Mikael tomba du panier sur l’herbe verte.
« T’as vu comme c’était facile ? dit Agnete. Relève-toi. »
Mikael obéit aussitôt.
« Il a vraiment l’air de venir du marché des mineurs. Beau travail, Agnete », dit Raphael avec satisfaction en s’approchant. Puis il cracha dans sa main et frotta le front de Mikael à l’endroit où il l’avait incisé. « Parfait ! », dit-il en examinant la cicatrice.
« Je vous ai apporté la marchandise que j’étais censée vendre au marché, Raphael, dit-elle. Regardez si ça vous intéresse. »
Pendant que Raphael examinait le contenu des paniers, Mikael regarda autour de lui. La cabane était faite d’une petite pièce unique, comme on pouvait le voir par la porte ouverte. Accrochée au-dessus de l’entrée, une magnifique ramure de cerf.
La montagne surplombant la clairière était droite comme une immense colonne qui montait jusqu’au ciel. Elle était en pierre grise, marquée et creusée par les intempéries, couverte de neige au sommet. Entre les fentes verticales semblables à des crevasses se nichaient de fines langues de glaciers, comme des larmes gelées que même le soleil d’été ne pouvait faire fondre. Seule, elle se découpait, isolée des autres cimes, affirmant sa différence.
Raphael avait inspecté le chargement d’Agnete. « L’avoine et l’orge vont me servir. Et aussi les oignons et les navets. Je te prends tout, dit-il en hochant la tête. Au marché, ça t’aurait rapporté douze sols, plus ou moins, ajouta-t-il en posant la main sur une petite bourse de cuir qu’il portait à la ceinture.
— Par les temps qui courent, j’aurais de la chance si j’en tirais dix sols », rétorqua Agnete.
Raphael sourit et dénoua le lacet de sa bourse.
« Mais comme j’ai pas été obligée d’aller jusqu’à cet endroit de merde, poursuivit Agnete, j’imagine que je devrais me contenter de huit sols. »
Raphael eut un léger signe de remerciement de la tête. « Comme tu veux…
— Mais je vous en dois au moins quatre, donc filez-moi quatre sols et ma marchandise est à vous », dit Agnete d’une voix revêche.
Raphael fronça les sourcils. « Pourquoi tu devrais me donner quatre sols ?
— De nos jours, pour une femme seule, c’est un trésor immense d’avoir une personne de confiance, répondit-elle en le regardant droit dans les yeux. Un trésor qui vaut bien plus que quatre sols. Mais c’est tout ce que je peux me permettre. »
Raphael la regarda d’un air mélancolique. « Ça me fait plaisir que tu aies confiance en moi, dit-il.
— J’ai personne d’autre, dit rudement Agnete. Mais vous mettez pas des idées en tête.
— Bien sûr que non, dit Raphael avec une drôle d’intonation dans la voix, et il continuait de la fixer.
— Vous allez rester planté là longtemps ? », dit Agnete d’un ton rude.
Raphael sourit. Mais son visage avait une expression triste et distante. Puis il tourna son regard intelligent sur Mikael : « Apprends tout ce que tu peux de cette femme, gamin », lui dit-il.
Agnete soupira. « Arrêtez avec ces idioties. On n’a plus l’âge. »
Mikael rentra la tête dans les épaules. Il y avait des mois qu’il ne voyait plus la lumière du soleil et il commençait à se sentir mal à l’aise dans cet endroit ouvert.
« Dis-moi plutôt, c’est vrai ce qu’on dit des mineurs ? Qu’ils parlent de liberté ? », demanda Agnete.
Raphael acquiesça. « Leur seigneur est comme un chancre. Il leur enlève tout et ne leur donne rien. La mine s’épuise, mais il continue à traiter ses serfs comme des esclaves. Leurs enfants meurent à petit feu. Ils sont désespérés. Il y a un homme… un homme fier, qui a pris le maquis. On dit qu’il s’appelle Volod le Noir. Mais personne ne sait qui c’est. Il vit de braconnage mais dès qu’il le peut, il détrousse Ojsternig et les marchands. Et il donne à manger aux enfants des mineurs. Mais surtout, il leur donne de l’espoir. Pour le moment, il n’a que quelques hommes avec lui, mais sa petite armée grandira. Le mot liberté s’enracine dans le cœur des hommes, surtout s’ils ne possèdent que leur vie.
— Et vous en pensez quoi ? »
Raphael serra les lèvres, avec une expression mélancolique. « Les hommes qui prononcent tout haut le mot liberté sont des cadavres avant même d’être tués, par les temps qui courent. Ces dernières semaines, Ojsternig en a pendu deux. Et dimanche, au nom de Dieu, il en pendra trois d’un coup.
— Qu’est-ce qu’ils ont fait ?
— L’un a essayé de s’échapper. L’autre a refusé de creuser parce que le filon est épuisé. Et une…
— Une femme ? »
Raphael acquiesça gravement. « C’est l’épouse d’un homme qui a parlé de Volod le Noir dans une taverne, avant de se faire tuer par un homme d’armes. De nos jours, avec ce chacal d’Ojsternig, ça suffit pour qu’elle soit condamnée pour rébellion. Il veut les terroriser. Et il y arrivera peut-être… »
Agnete se tourna vers le sud, où s’ouvrait la vallée de Dravocnik. « Pourtant, même les chiens enchaînés ont le droit de courir de temps en temps après les lapins dans les bois, dit-elle.
— Certains attendent ça toute leur vie, dit Raphael. Tu les reconnais aux plaies qu’ils ont au cou à force de tirer sur leur chaîne. La plupart finit par renoncer.
— Et tu les reconnais parce qu’ils ont les yeux des morts.
— Toi, c’est sûr que tu n’as pas renoncé, t’es certainement un de ces fichus chiens qui ont des plaies au cou », dit Raphael en souriant. Il entra dans la baraque et ressortit avec un fin nerf de bœuf terminé par un nœud coulant, qu’il passa au cou de Mikael. Il tendit l’autre bout à Agnete. « Comme ça tout le monde saura que c’est moi qui te l’ai vendu. »
Agnete le remercia d’un signe de tête. « On doit y aller maintenant. Je parie que le garçon ne marchera pas vite, et Gangolf est trop fatigué pour le prendre en croupe.
— Viens là », dit Raphael à Mikael. Il lui montra la montagne derrière eux, haute jusqu’au ciel, droite et fine comme une colonne. « Nous, on l’appelle “Le Doigt de Moïse”. Tu pourras la voir même de la Raühnvahl. Les gens disent que c’est le symbole de la colère de Moïse, quand il est redescendu avec les Tables de la Loi et qu’il a trouvé les Hébreux en train d’idolâtrer le Veau d’Or. Mais moi je crois que c’est un doigt qui bénit nos vies. Et au nom de ce doigt, je te donne une antique bénédiction. » Il attira Mikael à lui, et posa une main sur sa tête et l’autre sur son cœur. « Je te souhaite de te sentir près du ciel. Je te souhaite de te sentir ancré à la force de la terre. Et que la lumière baigne toujours tes branches et tes racines. » Il le fixa, immobile, de son regard intense. « Tu es seulement au début de ton chemin, gamin. » Il se tourna vers Agnete, compta quatre sous dans sa bourse, les lui donna et dit : « Partez. C’est l’heure. »
Agnete tira sur la laisse de Mikael et se mit en route sur le sentier.
Après deux heures pendant lesquelles Mikael, à bout de force, avait glissé dans les pentes et peiné dans les montées, ils passèrent de nouveau devant le poste de garde sur le col qui dominait la Raühnvahl.
Le soldat en armure s’approcha.
Mikael tressaillit. Il le reconnaissait. Il l’avait vu monter la garde à la porte du château de son père. C’était un de ceux qui le chassaient quand il voulait se cacher dans la caserne.
« Au départ, tu transportais de la viande d’enfant… et maintenant te voilà qui reviens avec une espèce de chien, dit le soldat en riant.
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