— Alors, gamin, t’es prêt ? », demanda Agnete dehors.
Eloisa avait ôté ses gants et les donna à Mikael. « Sur le col, il fait encore froid, dit-elle.
— Quel col ? dit Mikael. Où on va ?
— Au marché du village minier de Dravocnik, répondit Eloisa. C’est là qu’on achète les enfants. »
Agnete rentra. Elle alla vers le feu et lui passa de la suie sur le visage, dans les plis des oreilles, sur le cou et sur la poitrine. « Voilà, maintenant t’as vraiment l’air d’un gamin de Dravocnik. »
Eloisa eut un petit rire. « On dirait un charbonnier », dit-elle. Mais il y avait une pointe de nervosité dans son rire.
« Allons-y », dit Agnete en prenant un grand sac de jute usé et sale.
Mikael ne bougea pas. Il regardait Eloisa.
Agnete s’en aperçut. « Pas la peine de la regarder, elle vient pas avec nous, dit-elle en l’attrapant par l’épaule et en le poussant vers la sortie. « Elle reste ici toute seule. Et elle aura pas peur. » Elle se tourna vers sa fille. « Hein ? »
Mikael aussi se tourna vers Eloisa.
« Non… », dit-elle d’une petite voix.
Agnete hocha la tête puis poussa Mikael dehors.
Dans les dernières ombres de l’aube, Mikael entrevit la silhouette du mulet, noir et maigre, chargé de deux grands paniers de jeunes rameaux de saule tressés.
Agnete ouvrit le sac de jute et le posa par terre devant Mikael. « Dedans. »
Mikael se tourna vers la porte de la baraque. Eloisa était sortie et les regardait.
« Qu’est-ce qu’il y a ? Il te faut sa permission ? dit brusquement Agnete. Me fais pas perdre mon temps. Je veux m’en aller avant que les gens du village sortent de chez eux. »
Mikael posa l’un après l’autre les pieds dans le sac.
Agnete remonta les pans de jute, qui arrivaient à la hauteur de la poitrine de Mikael. Puis, presque sans effort, elle le souleva et le mit dans l’un des paniers du mulet.
Mikael sentait l’odeur âcre de l’animal, qui bougea à peine.
Agnete baissa la tête de Mikael de force pour le faire rentrer dans le sac. Elle le rabattit sur lui, le noua d’une vieille corde, le recouvrit de navets et d’oignons, et donna une claque sur l’arrière-train du mulet, qui démarra doucement.
« Au revoir, mère », dit Eloisa.
Agnete ne répondit pas.
Enfermé dans le sac, Mikael prit les gants qu’Eloisa lui avait donnés et les enfila, même s’il ne faisait pas froid.
Quand ils furent sortis du village, Agnete lui demanda : « T’arrives à respirer, gamin ?
— Oui.
— Le voyage est long. Dors, toi qui peux dormir.
— Comment s’appelle le mulet ? demanda Mikael au bout d’un certain temps.
— Mulet.
— Il n’a pas de nom ? »
Agnete ne répondit pas.
Un peu de temps passa, puis Mikael murmura : « Bonjour, mulet, moi je m’appelle Mikael.
— Tais-toi, gamin », rétorqua Agnete.
Mikael sentit que la route commençait à monter. Il entendait Agnete et le mulet souffler de fatigue. Il entendait le bruit que faisaient les pierres du chemin sous les sabots de l’animal. Et il commença à sentir le froid. Puis, après une longue, dure et lente période d’ascension, Agnete s’arrêta. Elle respirait lourdement. Le mulet aussi était fatigué.
« À partir de ce moment, je ne dois même plus t’entendre respirer, gamin, dit Agnete. C’est notre vie qui est en jeu.
— Pourquoi ? », demanda Mikael.
Agnete glissa entre les larges mailles du panier le bâton dont elle s’aidait pour grimper, et l’enfonça avec force dans le sac de jute.
Mikael gémit.
« La prochaine fois que je t’entends, je te fais mal pour de bon, dit-elle. C’est clair ? »
Mikael ne répondit pas.
« Bon. T’es peut-être moins bête qu’il y paraît », dit-elle avec un sourire. Elle reprit sa marche.
Les narines de Mikael sentirent bientôt une odeur de soupe et de viande grillée.
« Bonne journée, soldats ! fit Agnete tout haut.
— Bonne journée à toi, femme », répondit la voix d’un homme.
Mikael entendit le bruit de ferraille d’une armure, de plus en plus proche. Agnete s’arrêta.
« Où tu vas, femme ? demanda l’homme.
— Au marché de Dravocnik.
— Quoi faire ?
— Sûrement pas chercher un fiancé, à mon âge. »
Le soldat rit. « Qu’est-ce que tu transportes ?
— Des oignons, des navets, deux sacs d’avoine et un sac d’orge…
— Et dans ce sac, là, qu’est-ce qu’il y a ?
— De la viande d’enfant », répondit Agnete.
Le soldat resta silencieux un instant. Puis il éclata de rire, faisant vibrer son armure légère. « T’es une vieille rigolote, dit-il. Ça veut dire que tout va bien pour toi.
— Non, ça veut dire que j’ai bon caractère et que le nouveau seigneur a pas encore commencé à nous pressurer. »
Le soldat ne dit rien. Puis donna une claque au mulet. « Va-t-en, femme. Tu es mauvaise langue. Tu parles comme les mineurs de Dravocnik.
— Pourquoi ? Qu’est-ce qu’ils disent ?
— Fais attention à qui tu fréquentes là-bas. Il y souffle un vent mauvais. Les mineurs se sont mis en tête de partir chercher ailleurs de quoi travailler et manger. Certains essaient même de s’échapper. D’autres ont levé la main sur les gardes… Ils disent des gros mots.
— Comment ça des gros mots ?
— Liberté, dit le soldat en baissant la voix.
— Ça, c’est vraiment un gros mot, dit Agnete.
— Fais pas la maline avec moi, l’avertit le soldat. Va-t-en, mauvaise langue.
— Au revoir, soldat », dit Agnete en reprenant sa route.
Mais elle avait à peine fait quelques pas que le soldat lui cria : « Eh, femme, attends ! »
Mikael perçut la tension d’Agnete tandis qu’elle arrêtait le mulet d’un cri qui s’étrangla un peu.
« Tu me fais pas goûter un peu de ta viande d’enfant ? », lui dit le soldat.
Agnete, d’une voix tendue, répondit : « Allons, il est trop petit, cet enfant. Si je t’en donne un morceau, qu’est-ce qui me restera à vendre au marché ? »
Le soldat éclata de rire et s’en alla.
« Le diable t’emporte », maugréa Agnete en repartant.
Ils descendirent du col pendant une demi-lieue, sur une route que Mikael sentait plus praticable. Mais ils s’arrêtèrent, et Agnete dit : « Allez, mon mignon, un dernier effort.
— C’est à moi que vous parlez ?
— Quel effort t’aurais fait jusque-là, gamin ? »
Mikael eut honte. « Excusez-moi… »
Agnete tapa doucement sur la croupe du mulet. « Allez, mon vieux, on est presque arrivés.
— Au marché ? demanda Mikael.
— On va pas au marché de Dravocnik.
— Mais vous avez dit à Eloisa…
— Cette gamine est bien brave, mais elle a pas sa langue dans sa poche et elle parle trop.
— Où on va, alors ?
— Dans la tanière du dragon.
— Comment ça ?
— Dans la cabane du vieux Raphael, en haut des montagnes, dit Agnete.
— Pourquoi vous l’appelez la tanière du dragon ? »
Le visage d’Agnete s’assombrit un instant. « C’est pas tes affaires, gamin. » Elle donna une autre claque au mulet. « Eh, Gangolf, montre-lui comment tu sais grimper.
— Gangolf ?
— T’es vraiment idiot, gamin. Tu croyais qu’une fille comme Eloisa lui donnerait pas un nom, à son mulet ? »
Le sentier grimpait raide. Le mulet avançait lentement, à grand-peine. Quand il refusait d’avancer, Agnete l’insultait, lui donnait un coup de bâton. Enfin le chemin s’aplanit.
« Bravo, vieille bourrique, tu y es arrivé », dit-elle avec une note d’orgueil et d’affection dans la voix.
Ils s’arrêtèrent.
« Te voilà, Agnete, fit la voix profonde de Raphael. Vous avez fait bon voyage ? Et le garçon ? »
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