Ses ancêtres étaient allés jusqu’à dilapider la forêt, comme les bois de hêtres et de mélèzes qui poussaient sur le flanc sud-est de la montagne.
Il pensa au royaume de Raühnvahl. Dès qu’il aurait mis la main dessus, son château se chaufferait de nouveau au bois de hêtre et de mélèze. Il couperait sans pitié la forêt du Mezesnig jusqu’au dernier arbre, sans se soucier de laisser quelque chose à ses héritiers. C’était la leçon qu’il avait apprise : chacun pour soi. Et que les autres aillent se faire foutre.
Cet après-midi-là, en marchant avec Agomar dans les rues de Dravocnik, il avait été plus dégoûté que d’habitude par les maisons et les êtres vivants. Cette coloration rougeâtre et la suie de la tourbe en faisaient un paysage infernal. « Un enfer… éteint », avait-il dit à Agomar, sans les flammes des forges et l’activité incessante des ouvriers. Un enfer abandonné par le Démon lui-même. Rouges et noirs étaient les poteaux de bois, le fond des ruelles, les égouts à ciel ouvert, les chrétiens et leurs animaux. Et le seul et constant arrière-plan sonore n’était plus la clameur des marchés ou les cris des vendeurs, les appels des prostituées, les rires des enfants, le vacarme des bagarres, les grognements des cochons, les bêlements des chèvres, les mugissements des vaches. Le seul et constant arrière-plan sonore était la toux des hommes et des bêtes. Le raclement des gorges et des poumons encrassés par la poussière, la rouge et la noire.
Dravocnik était répugnant, pensa Ojsternig, pendant qu’il attendait la visite de la princesse.
Il s’étendit sur son lit. Le châssis de bois de mélèze grinça. Sur la tête de lit impressionnante étaient gravées des scènes de chasse, de guerre et d’amour. Il joua avec les petits reliefs du bois spécialement sculpté par un ébéniste du XIII esiècle pour son bisaïeul.
Il entendit frapper timidement à la porte. Le visage décharné et jaunâtre du domestique apparut. « La princesse est là, Votre Seigneurie, annonça-t-il.
— Fais-la entrer et va-t-en », dit Ojsternig.
Le domestique s’inclina et s’écarta.
La princesse entra dans la chambre, fit un pas et resta immobile.
Le domestique referma la porte.
« Me voici, Monseigneur », dit la princesse.
Ojsternig la regarda. Elle n’avait pas un teint lumineux. On aurait même pu dire que sa peau était couleur ivoire. Mais elle était toujours parfaitement propre. Ojsternig n’aurait pas supporté que son visage soit lui aussi coloré du rouge de l’hématite et du noir de la tourbe. Il le lui avait dit. Si un jour il la voyait, même très peu, rougie ou noircie, il la chasserait du château et l’offrirait à ses hommes pour qu’ils en fassent ce qu’ils voulaient.
« Bienvenue, ma chère », répondit Ojsternig.
La princesse avança jusqu’au pied du lit.
Ojsternig déplaça la lanterne pour mieux l’éclairer. Elle avait d’épais cheveux châtains, qui disparaissaient le jour sous une coiffe de soie, mais qu’elle brossait et laissait retomber quand son seigneur la convoquait. Ils n’étaient pas brillants comme le bois de chêne ciré, mais d’un châtain opaque et terne qui évoquait l’étoupe brûlée. Ses yeux étaient clairs mais comme voilés par une imperceptible cataracte, un brouillard qui venait de l’âme plus que de la nature de l’iris. Son nez était effilé, avec une pointe anguleuse. Elle n’était pas belle. Mais ses lèvres en forme de cœur étaient rouges comme des cerises mûres.
La princesse commença à défaire le nœud qui retenait sa robe bleu clair autour de son cou. Laissant tomber sa tunique sur le sol, elle resta nue à la lumière vacillante de la lanterne.
Elle avait une poitrine pleine. Des mamelons larges et clairs comme des fleurs d’aubépine en plein été. Des hanches rondes. Et entre ses jambes fuselées, un duvet encore rare.
Et puis elle était jeune. Très jeune. Elle venait d’avoir treize ans.
« Viens ici », dit Ojsternig en tapotant le matelas rempli de laine de chèvre, après avoir soulevé la couverture de loup.
La princesse se coucha près de lui, sur le dos, le regard posé sur les grosses poutres marquetées du plafond.
Elle avait parfois l’air d’un cadavre, pensa Ojsternig.
« Tu as froid ? lui demanda-t-il.
— Non, Monseigneur », répondit la princesse.
Ojsternig se mit sur le côté et la regarda, longuement. Puis il souleva cette tunique usée qui avait été celle de son père et monta sur elle. Les lèvres couleur de cerise de la princesse s’entrouvrirent à peine.
Quand il eut fini, Ojsternig roula sur le côté. « Merci, ma chère, tu peux partir », dit-il, sans plus la regarder.
La princesse se leva, ramassa sa tunique, l’enfila et la boutonna serrée, jusqu’au cou. Puis elle se dirigea vers la porte et l’ouvrit.
« Bonne nuit, père », dit-elle en se glissant hors de la chambre. Ojsternig ne répondit pas. Il attendit que sa fille soit sortie, avant de palper son corps émacié, desséché par la rancœur et le vice.
Il écouta le battement de son cœur.
Il n’éprouvait aucune émotion. Aucun sentiment de culpabilité. Seule la cruauté l’excitait et le faisait se sentir vivant.
Avant de s’endormir, il décida qu’il ordonnerait le lendemain la première pendaison d’un mineur.
Pour son divertissement.
À mesure que le printemps s’insinuait dans la froide vallée, en retard sur le reste du monde, Hubertus avait l’air de plus en plus inquiet. La nuit, il s’agitait, entrait et sortait de la casaque de Mikael, humait l’air comme s’il cherchait quelque chose, acceptait la nourriture mais la grignotait à peine. Le jour, il grimpait sur la petite échelle qui menait à la trappe et l’inspectait sans cesse.
Mikael observait ces changements avec un malaise croissant. Il ne comprenait pas, et s’inquiétait. La présence réconfortante et constante d’Hubertus dans ses mains lui manquait. Il le rattrapait souvent sur l’échelle et le ramenait sur sa couche, en essayant de le retenir. Mais dès qu’il pouvait, le petit rat s’échappait et montait de nouveau en haut de l’échelle, où il tentait de glisser le museau entre les planches.
Un matin, Eloisa ne ferma pas bien la trappe. Un petit caillou s’était glissé entre le plancher et le bord. Mikael n’eut pas le temps de prendre conscience du courant d’air qu’Hubertus s’était glissé dans la mince ouverture.
« Hubertus ! », l’appela Mikael, bondissant sur ses pieds. Il monta jusqu’à la trappe et l’appela de nouveau : « Hubertus ! »
Mais le petit rat ne revint pas.
En tendant l’oreille, Mikael entendait ses petites pattes sur le plancher. La peur et l’angoisse l’envahirent tout à coup. « Hubertus… Hubertus… », répétait-il, entendant la note de désespoir dans sa voix. Et quand la peur devint insupportable, enfreignant les règles qu’il avait respectées pendant des mois, Mikael essaya d’ouvrir la trappe. Elle était lourde, à cause du coffre. Il glissa ses doigts dans la fente et força. Rien à faire. Alors, il grimpa un barreau de plus, mit sa nuque et le haut de son dos sous la trappe et poussa de toutes ses forces sur ses jambes. Elle s’ouvrit un peu. Il y glissa sa main droite puis son bras, cherchant à quoi s’agripper. Mais ses jambes cédèrent, la trappe se referma d’un seul coup et lui écrasa le bras à la hauteur du coude. Il gémit de douleur mais ne céda pas et recommença à pousser sur ses jambes. Le souffle court, il répétait, effrayé : « Hubertus… Hubertus… » Enfin, le coffre glissa vers l’arrière, ce qui suffit à Mikael pour passer la tête et le tronc dans l’ouverture. Il rampa à l’extérieur en s’écorchant le ventre et le dos.
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