Eloisa rougit aussi et lui donna une bourrade.
C’était la première fois que Mikael la voyait rougir.
Peu à peu cependant l’hiver commença à céder. Le froid acéré relâchait sa prise. La tiédeur des braises de la cuvette que Mikael remplissait chaque matin durait plus longtemps. Il y eut des jours où, les pieds autour de la cuvette chaude, il sentait des frissons de plaisir se répandre dans tout son corps. Ses muscles raidis se détendaient, s’abandonnaient à cette sensation inattendue.
Puis ce furent les orages, qui annonçaient l’arrivée du printemps.
Une nuit, un violent coup de tonnerre fit trembler toute la baraque, et une fine pluie de poussière et de paille tomba du toit. À la lumière de l’éclair qui suivit, Mikael entrevit la silhouette d’Eloisa qui se levait. Un instant après, la petite fille s’était couchée près de lui, tandis que la baraque était secouée par le tonnerre.
« N’aie pas peur », lui dit-elle d’une voix altérée.
Il y eut un nouvel éclair et aussitôt après un coup de tonnerre sec, rageur, si proche qu’il semblait avoir claqué devant la porte.
Eloisa sursauta, retint un gémissement et se recroquevilla contre lui en le prenant dans ses bras. « N’aie pas peur, répéta-t-elle d’une voix qui tremblait. Serre-toi contre moi, tu verras que ça te passera. »
Mikael bougea timidement la main et la posa sur l’épaule d’Eloisa.
Eloisa mit la tête contre sa poitrine.
Ils restèrent là, immobiles, attendant le coup de tonnerre suivant.
On entendit alors la voix ensommeillée d’Agnete : « Eloisa, viens te coucher ».
La petite fille relâcha son étreinte et retourna à sa couche.
« Arrête de tourner autour du gamin, dit Agnete tout bas.
— Mère, pourquoi tu l’appelles jamais par son nom ?
— Dors », dit Agnete avec une note triste dans la voix.
Le lendemain, Mikael écouta comme toujours les pas d’Eloisa et Agnete se dirigeant vers la porte.
« Parce que je veux pas m’attacher à lui », entendit-il alors, comme si Agnete avait gardé longtemps cette phrase en elle.
« Qu’est-ce que vous dites, mère ? demanda Eloisa sans comprendre.
— J’appelle pas le gamin par son nom parce que je veux pas m’attacher à lui, continua Agnete avec une douleur sourde dans la voix. La mort m’a déjà pris un fils. Et si elle prend aussi le gamin, je veux pas verser une seule larme. »
La porte se ferma.
Mikael courut presque à la trappe. Il se cacha sous la couverture, sans boire le bouillon, et donna son pain à Hubertus. Pendant que le petit rat grignotait ce gigantesque trésor, Mikael commençait à sentir dans sa poitrine un poids qui lui coupait la respiration.
Aux vêpres, quand Agnete et Eloisa rentrèrent, il était fatigué comme s’il avait couru toute la journée, alors qu’il n’avait pas bougé.
Il monta l’échelle, se coucha sur la paille dans le coin de la cheminée et mangea sans envie, dans un silence total. Ce fut seulement tard dans la nuit qu’il murmura, les yeux pleins de larmes : « Je veux pas mourir. Mon Dieu, me faites pas mourir, je vous en supplie ».
Alors, pour la première fois de sa courte existence, au seuil de ses dix ans, il eut conscience d’être vivant. Un tremblement le secoua et il toucha son corps, comme s’il le découvrait tout à coup.
Il prit Hubertus dans sa main, le regarda et dit : « Moi, je vivrai ».
« Toujours rien, illustre Seigneur… », dit Mitija, un homme gigantesque qui était le directeur de la mine d’hématite de Dravocnik, d’une voix mal assurée et la tête basse.
Le prince d’Ojsternig serra ses mains osseuses sur les accoudoirs de son fauteuil. Il était assis dans la grande salle du Palais de Fer, comme on l’appelait dans le village minier, qui était situé sur une colline, par-delà le monastère. Couché aux pieds du prince, un gros molosse de guerre au poil tigré grogna tout bas, immobile. Ojsternig se leva.
Mitija gardait les yeux au sol.
Ojsternig s’approcha d’une des fenêtres en ogive et regarda dehors.
Du temps de la pleine activité de la mine, qui avait employé jusqu’à quatre cents hommes, les maisons de bois avaient poussé comme des champignons à Dravocnik. Serrées les unes contre les autres, elles envahissaient les ruelles, effaçaient des places. Mais c’était il y avait bien longtemps, du temps de l’arrière-grand-père d’Ojsternig. Certaines de ces maisons étaient maintenant vides et tombaient en ruines. Les habitants de Dravocnik récupéraient du bois sur ces maisons abandonnées pour réparer les leurs. Le filon le plus productif de la mine était maintenant tari.
La recherche d’autres filons d’exploitation, Mitija venait de le dire, demeurait infructueuse.
Ojsternig observait les rues et les maisons de Dravocnik, rouges et noires. Et les gens et les bêtes, étrangement rouges eux aussi, à cause de la poussière d’hématite qu’on émiettait avant de la fondre pour séparer le fer des autres matériaux, et noirs, à cause de la suie de la tourbe qui servait à chauffer l’alliage d’acier et de fer. Il regarda le village qui avait rendu sa famille riche et puissante. Qui avait attiré des armuriers venus de tout l’Empire. Les fours des forges étaient allumés jour et nuit pour fabriquer des couteaux, des épées, des haches, et des outils pour les artisans de la moitié de l’Europe.
Ojsternig regardait Dravocnik et pensait avec colère qu’il n’avait jamais profité de cette opulence. Son arrière-grand-père puis son grand-père puis son père avaient dilapidé toute cette fortune à faire bamboche, ne lui laissant que les récits de cette richesse passée. Il regardait les habitations croulantes, ces gens sales et émaciés, et il nourrissait une terrible rancune à l’égard de ces ancêtres qui avaient été plus chanceux que lui, simplement parce que le destin les avait fait naître avant. Les “sangsues”, comme il les appelait, avaient saigné Dravocnik à blanc et ne lui avaient rien laissé. Sinon des dettes.
Il se tourna vers Mitija. « Tu es en train de me dire que je n’ai plus besoin de directeur ? », lâcha-t-il d’un ton glacial.
Mitija courba ses épaules puissantes. Il avait une femme et trois enfants. Si Ojsternig le chassait, ils auraient du mal à survivre. « Illustre Seigneur, je trouverai une autre veine, même si je dois creuser de mes propres mains et y laisser mes doigts », dit-il, la voix brisée d’émotion.
Ojsternig le fixa en silence.
Si longtemps, que Mitija eut la sensation d’avoir vieilli d’un an quand son seigneur reprit la parole.
« Je veux vous présenter mon nouveau capitaine, dit alors Ojsternig.
— Bien sûr, illustre Seigneur… »
Un sourire rapide crispa les lèvres d’Ojsternig. Le destin avait été cruel avec lui. Il lui plaisait d’être cruel avec les autres. Tirant sur un cordon près de la table où il vérifiait habituellement les comptes de la mine, il fit sonner une petite cloche.
La grande porte de la salle s’ouvrit aussitôt.
« Dorénavant, c’est à lui que tu feras ton rapport », dit Ojsternig en désignant Agomar, qui avançait vers le directeur de la mine d’un pas lent et arrogant.
Mitija leva les yeux et resta la bouche ouverte. « Toi… ? », murmura-t-il.
Agomar sourit. Puis il regarda Ojsternig. « Qu’est-ce que je vous avais dit, Votre Seigneurie ? J’étais sûr que ce bon Mitija ne m’avait pas oublié. » Il fit un pas vers le directeur. Lui tendit sa main droite. Un observateur normal aurait pensé qu’il voulait le saluer.
Mais Mitija savait bien que ce n’était pas son intention. Il lui montrait sa main. Et il la regarda.
« Non, dit Agomar avec un sourire, il n’a pas repoussé, malheureusement. » Il agita devant lui sa main privée de petit doigt.
Читать дальше