— Qui dirige ce travaillà ?
— En principe, cela se passe sous la surveillance de M. Leprêtre, qui fait la navette, mais il y a une sorte de sous-directeur qui, je crois, est de Sète.
— Il vient ici aussi ?
— Rarement.
— Il est au courant de vos relations avec le patron ?
— C’est possible qu’on lui en ait parlé.
— Il ne vous a jamais fait la cour ?
— Je crois qu’il ne m’a jamais remarquée.
— Bon. Ensuite ?
— Vers dix heures, M. Chabut arrivait ici et dépouillait son courrier. S’il avait un ou plusieurs rendez-vous, je le lui rappelais. Il recevait souvent des fournisseurs qui montaient du Midi.
— Quelle était son attitude vis-à-vis de vous ?
— Cela dépendait des jours. Certains matins, il s’apercevait à peine de ma présence. D’autres fois, il me disait :
« — Viens ici.
« Et il me soulevait la jupe. Il ne se préoccupait pas de ce que la porte n’était pas fermée à clé et nous faisions l’amour sur un coin du bureau. »
— Vous n’avez jamais été surpris ?
— Deux ou trois fois par une des dactylos et une fois par M. Leprêtre. Les dactylos n’étaient pas étonnées, car il leur arrivait la même chose.
— À quelle heure partait-il ?
— Quand il rentrait déjeuner chez lui, vers midi. Quand il déjeunait en ville, ce qui lui arrivait assez souvent, vers midi et demi.
— Où mangez-vous ?
— À deux cents mètres d’ici, sur le quai. Il y a un petit restaurant où la cuisine n’est pas mauvaise.
— L’après-midi ?
Le brave Lucas écoutait tout cela avec étonnement et regardait la Sauterelle des pieds à la tête sans fort bien comprendre son attitude.
— Presque chaque jour, il passait avenue de l’Opéra où il restait jusqu’à quatre heures environ. Il partage un bureau avec M. Louceck.
— Il a des aventures, là aussi ?
— Je ne crois pas. C’est un secteur tout à fait différent et il y règne une autre atmosphère. En outre, je crois qu’il aurait été gêné devant M. Louceck. Celui-ci est le seul dont il semblait avoir un peu peur. Peur est un mot exagéré. Mais il ne le traitait pas comme les autres et je crois qu’il ne l’a jamais engueulé.
— Vers quatre heures, il revenait ici ?
— Entre quatre heures et quatre heures et demie. Il consacrait un temps plus ou moins long à M. Leprêtre. Il lui arrivait d’aller assister au déchargement d’une péniche. Puis il montait, sonnait une des dactylos et lui dictait du courrier.
— Il ne vous en dictait pas à vous ?
— Rarement, ou alors des lettres personnelles. Il avait besoin de quelqu’un dans son bureau, une personne sans importance devant qui il pouvait penser à voix haute. Ce rôle-là, c’était le mien. Je n’aurais pas travaillé du tout que cela aurait été la même chose.
— Départ à quelle heure ?
— Six heures, en principe, à moins qu’il n’ait envie de rester un peu avec moi ou avec une des autres filles.
— Il ne passait jamais la soirée avec vous ?
— Seulement le mercredi, jusqu’à neuf heures environ.
— Vous sortiez toujours la deuxième de chez M meBlanche ?
— Non. Il nous arrivait de sortir ensemble et il me reconduisait même jusqu’à la rue Caulaincourt, à cent mètres de chez moi. Mercredi, il était pressé et je lui ai dit de ne pas m’attendre.
— Continuez à y penser. Essayez de savoir qui était au courant de vos visites rue Fortuny.
Après s’être mouché, il remit son chapeau sur la tête. M meMaigret avait eu raison : le soleil s’était levé et faisait miroiter la Seine.
— Viens, Lucas. Merci, mademoiselle.
Au moment où la voiture tournait pour pénétrer dans la cour de la P. J. le regard de Maigret croisa celui d’un homme qui se tenait debout près du parapet du quai. Ce fut très bref. Sur le moment, le commissaire n’y attacha pas d’importance, d’autant moins que l’instant d’après l’homme se dirigeait en traînant un peu la jambe vers la place Dauphine.
— Tu l’as remarqué ? demanda-t-il plus tard à Lucas.
— Qui ?
— Un homme vêtu d’une gabardine. Il était debout en face du portail, et il regardait les fenêtres. Puis, quand nous sommes arrivés à sa hauteur, il m’a dévisagé. Je suis sûr qu’il m’a reconnu.
— Un clochard ?
— Non. Il était rasé et portait des vêtements décents. Par exemple, il ne doit pas avoir chaud dans sa gabardine.
Arrivé dans son bureau, Maigret pensait encore à l’inconnu et il alla machinalement regarder par la fenêtre. Il n’était plus sur le quai, bien entendu.
Il cherchait ce qui l’avait tellement frappé chez cet homme et finissait par se demander si ce n’était pas l’intensité de son regard. C’était le regard pathétique d’un être face à un grave problème ou à la souffrance.
Fallait-il croire à une sorte d’appel au commissaire ?
Il haussa les épaules, bourra une pipe et s’assit à son bureau. Il continuait, sans raison apparente, à avoir soudain le visage en sueur et il était obligé de s’éponger.
Il avait promis à M meMaigret de rentrer pour le déjeuner et il avait oublié de lui demander ce qu’il y aurait à manger. Il aimait le savoir dès le matin, de façon à s’en réjouir à l’avance.
La sonnerie du téléphone se fit entendre et il décrocha.
— Une communication pour vous, monsieur le commissaire. Votre correspondant ne veut pas dire son nom ni la raison de son appel. Vous prenez quand même ?
— Je prends. Allô !...
— Le commissaire Maigret ? questionna une voix un peu assourdie.
— C’est moi-même.
— Je voulais seulement vous dire de ne pas vous en faire pour le marchand de vins. C’était une ignoble crapule.
Maigret questionna :
— Vous le connaissiez bien ?
Mais l’homme, à l’autre bout du fil, avait déjà raccroché. Le commissaire raccrocha à son tour en regardant rêveusement l’appareil. C’était peut-être ce qu’il attendait depuis la mort de Chabut : un point de départ.
Ce coup de téléphone ne lui apprenait rien, certes, sinon que quelqu’un, dans cette affaire, vraisemblablement le meurtrier, était de ceux qui ne peuvent rester dans l’anonymat complet. Alors ils écrivent, ou bien ils téléphonent. Ce ne sont pas nécessairement des fous.
Il avait connu plusieurs cas du même genre et, dans un des cas au moins, le criminel n’avait eu de cesse qu’il ne se fasse prendre.
La tête lourde, il dépouilla son courrier, signa des rapports et d’autres pièces administratives qui lui donnaient presque autant de travail que les enquêtes.
À midi, il marcha jusqu’au boulevard du Palais et pénétra après une courte hésitation dans le café du coin. Il avait la bouche pâteuse et il se demandait ce qu’il allait boire. Parce que la veille il avait pris un verre de rhum il en commanda un. En réalité il en but deux, car le verre était petit.
Un taxi le ramena chez lui où il gravit lentement l’escalier pour trouver, une fois en haut, la porte qui s’ouvrait et sa femme qui l’observait en questionnant :
— Comment vas-tu ?
— Mieux. Sauf qu’il m’est arrivé deux ou trois fois de me mettre tout à coup à transpirer. Qu’est-ce qu’il y a à manger ?
Il retirait son manteau, son écharpe, son chapeau et il pénétrait dans le living-room.
— Du foie de veau à la bourgeoise.
C’était un de ses plats favoris. Il s’assit dans son fauteuil, jeta un coup d’œil aux journaux tout en pensant à autre chose.
Est-ce que l’homme qui lui avait téléphoné n’était pas celui qu’il avait remarqué un peu plus tôt sur le quai, face à l’entrée de la P.J. ?
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