Simenon, Georges - Maigret aux assises

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— Il a quitté la gare ?

— Oui. Il est monté dans un autobus et j’ai vu Lapointe y monter derrière lui.

— Tu peux revenir.

Meurant n’était entré chez aucun armurier. C’était fatalement à Toulon qu’il s’était procuré l’automatique qui ne pouvait donc lui avoir été remis que par son frère.

Que s’était-il passé au juste entre les deux hommes, au premier étage de la curieuse pension de famille qui servait de rendez-vous aux mauvais garçons ?

Gaston Meurant savait maintenant que son frère, lui aussi, avait eu des relations intimes avec Ginette, et pourtant ce n’était pas pour cela qu’il était allé lui réclamer des comptes.

N’espérait-il pas, en se rendant à Toulon, obtenir des renseignements sur l’homme de petite taille, aux cheveux très bruns, qui, plusieurs fois par semaine, accompagnait sa femme rue Victor-Massé ?

Avait-il une raison de croire que son frère était au courant ? Et avait-il trouvé enfin ce qu’il cherchait, un nom, un indice que la police cherchait en vain, de son côté, depuis plusieurs mois ?

C’était possible. C’était probable, puisqu’il avait exigé que son frère lui remette une arme.

Si Alfred Meurant avait parlé, en tout cas, ce n’était pas par affection pour son frère. Avait-il eu peur ? Gaston l’avait-il menacé ? D’une révélation quelconque ? Ou d’avoir sa peau un jour ou l’autre ?

Maigret demandait Toulon, parvenait, non sans peine, à avoir le commissaire Blanc au bout du fil.

— C’est encore moi, mon vieux. Je m’excuse de tout le travail que je vous donne. On peut avoir besoin d’Alfred Meurant d’un moment à l’autre. Il n’est pas certain qu’on le trouvera le moment venu, car cela ne m’étonnerait pas que l’envie lui prenne de voyager. Jusqu’ici, je n’ai rien contre lui. Ne pourriez-vous pas le faire interpeller sous un prétexte plus ou moins plausible et le garder pendant quelques heures ?

— D’accord. Ce n’est pas difficile. Ces gens-là, j’ai toujours des questions à leur poser.

— Merci. Tâchez de savoir s’il possédait un automatique d’assez fort calibre et s’il est toujours dans sa chambre.

— Entendu. Rien de nouveau ?

— Pas encore.

Maigret faillit ajouter que cela ne tarderait plus. Il venait d’avertir sa femme qu’il ne rentrerait pas déjeuner et, répugnant à quitter son bureau, avait commandé des sandwiches à la brasserie Dauphine.

Il regrettait toujours de n’être pas dehors, à suivre en personne Gaston Meurant. Il fumait pipe sur pipe, impatient, regardant sans cesse l’appareil téléphonique. Le soleil brillait et les feuilles jaunissantes des arbres donnaient aux quais de la Seine un air de gaieté.

— C’est vous, patron ? Il faut que je fasse vite. Je suis à la gare de l’Est. Il a déposé sa mallette à la consigne et il vient de prendre un billet pour Chelles.

— En Seine-et-Marne ?

— Oui. L’omnibus part dans quelques minutes. Il vaut mieux que je file. Je suppose que je continue à le suivre ?

— Parbleu !

— Pas d’instructions particulières ?

Quelle idée Lapointe avait-il derrière la tête ? Avait-il soupçonné la raison de la présence de Neveu à la gare de Lyon ? Le commissaire grommela :

— Rien de spécial. Fais pour le mieux.

Il connaissait Chelles, à une vingtaine de kilomètres de Paris, au bord du canal et de la Marne. Il se souvenait d’une grosse usine de soude caustique devant laquelle on voyait toujours des péniches en chargement et, une fois qu’il passait dans la région le dimanche matin, il avait aperçu toute une flottille de canoës.

La température, en vingt-quatre heures avait changé, mais le responsable du chauffage dans les bureaux de la P. J. n’avait pas réglé la chaudière en conséquence, de sorte que la chaleur était étouffante.

Maigret mangeait un sandwich, debout devant la fenêtre, regardant vaguement la Seine. De temps en temps, il buvait une gorgée de bière, jetait un coup d’œil interrogateur au téléphone.

Le train, qui s’arrêtait à toutes les gares, devait mettre une demi-heure au moins, peut-être une heure, à atteindre Chelles.

L’inspecteur en faction rue Delambre appela le premier.

— Toujours la même chose, patron. Elle vient de sortir et elle déjeune dans le même restaurant, à la même table, comme si elle avait déjà ses habitudes.

Autant qu’il était possible de savoir, elle continuait à avoir le courage de ne pas entrer en contact avec son amant.

Était-ce lui qui lui avait donné, dès février, dès avant le double meurtre de la rue Manuel, des instructions en conséquence ? Avait-elle peur de lui ?

Des deux, lequel avait eu l’idée du coup de téléphone qui avait déclenché l’inculpation de Gaston Meurant ?

Celui-ci, au début, n’avait pas été soupçonné. C’était lui qui s’était présenté spontanément à la police et qui s’était fait connaître comme le neveu de Léontine Faverges, dont il venait d’apprendre la mort par les journaux.

On n’avait aucune raison de perquisitionner à son domicile.

Or, quelqu’un s’impatientait. Quelqu’un avait hâte de voir l’enquête prendre une direction déterminée.

Trois jours, quatre jours avaient passé avant le coup de téléphone anonyme révélant qu’on trouverait, dans une armoire du boulevard de Charonne, un certain complet bleu taché de sang.

Lapointe ne donnait toujours pas signe de vie. C’était Toulon qui appelait.

— Il est dans le bureau de mes inspecteurs. On lui pose quelques questions sans importance et on le gardera jusqu’à nouvel avis. On trouvera bien un prétexte. On a fouillé sa chambre, sans y découvrir d’arme. Cependant, mes hommes affirment qu’il avait l’habitude de porter un automatique, ce qui lui a même valu deux condamnations.

— Il en a subi d’autres ?

— Jamais rien de sérieux, à part des poursuites pour proxénétisme. Il est trop malin.

— Merci. À tout à l’heure. Je raccroche, car j’attends un appel important d’un instant à l’autre.

Il pénétra dans le bureau voisin où Janvier venait d’arriver.

— Tu ferais bien de te tenir prêt à partir et de t’assurer qu’il y a une voiture libre dans la cour.

Il commençait à s’en vouloir de n’avoir pas tout dit à Lapointe. Il se souvenait d’un film sur la Malaisie. On y voyait un indigène entrer soudain en état d’amok, c’est-à-dire saisi, d’une seconde à l’autre, d’une fureur sacrée et marchant droit devant lui, les pupilles dilatées, un kriss à la main, tuant tout sur son passage.

Gaston Meurant n’était pas malais ni en état d’amok. Néanmoins, depuis maintenant plus de vingt-quatre heures, ne suivait-il pas une idée fixe et n'était-il pas capable de se débarrasser de tout ce qui viendrait se dresser sur son chemin ?

Le téléphone, enfin. Maigret bondissait vers l'appareil.

— C'est toi, Lapointe ?

— Oui, patron.

— À Chelles ?

— Plus loin. Je ne sais pas au juste où je suis. Entre le canal et la Marne, à deux kilomètres de Chelles environ. Je n'en suis pas sûr, car nous avons suivi un chemin compliqué.

— Meurant paraissait connaître la route ?

— Il n'a rien demandé à personne. On a dû lui donner des indications précises. Il s'est arrêté de temps en temps pour reconnaître un carrefour et a fini par prendre un chemin de terre qui conduit au bord de la rivière. À l'intersection de ce chemin et de l'ancien chemin de halage, qui n'est plus qu'un sentier, il y a une auberge, d'où je vous téléphone. La patronne m'a prévenu que, l'hiver, elle ne sert pas à manger et ne loue pas de chambres. Son mari est le passeur d'eau. Meurant est passé devant la maison sans s'arrêter.

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