— Je suis persuadé qu’on ne découvrira rien. Les affaires d’empoisonnement sont les plus mystérieuses. Y en a-t-il beaucoup ou peu ? Nous ne pouvons même pas répondre à coup sûr, mais c’est sûrement dans ce domaine qu’il y a le plus de crimes impunis.
« Vous verrez qu’on retrouvera de l’arsenic dans les viscères ou dans ce qui en reste… Là-dessus, les experts discuteront à perdre haleine, les uns prétendant qu’il y a toujours une certaine dose d’arsenic dans les cadavres, les autres penchant pour l’empoisonnement…
« Si l’affaire va jusqu’aux Assises, les jurés, abrutis et découragés par ces discussions savantes et par tant de conclusions contradictoires, préféreront rendre un verdict négatif…
« C’est dans ce rayon-là qu’un homme comme vous, avec un peu de chance, pourrait…
Il était dans la place. Il reniflait, s’imprégnait de cette ambiance désespérément morne.
— Puis-je vous demander pourquoi vous avez tant de chiens, tous de la même race, si on peut dire ?…
M. Mordaut fut tout étonné de la question.
— Tant de chiens ?… répéta-t-il. Ah ! Oui… Tom et Mirza ! Figurez-vous que mon père avait deux chiens qu’il aimait beaucoup… Ces chiens, Tom et Mirza, ont eu des petits… Les petits ont eu des petits à leur tour… Depuis que ma petite amie s’est noyée sous mes yeux, je n’ai jamais voulu entendre parler de noyer de jeunes chiots ou des petits chats… Ce que vous avez vu, c’est la descendance de Tom et de Mirza… Je ne sais pas combien il y en a… On ne s’en occupe presque pas… Ils vivent dans le parc, et ils redeviennent peu à peu sauvages…
Une idée parut le frapper, le rendit rêveur.
— C’est curieux… murmura-t-il. Ce sont les seuls êtres autour de moi qui prospèrent… Je n’y avais jamais songé…
— Vous avez un fils ?
— Hector, oui… On a dû vous en parler… À la suite d’une maladie infantile, Hector s’est mis à croître en hauteur tandis que son cerveau, lui, s’arrêtait dans son développement… Il vit au château… À vingt-deux ans, il possède à peu près l’intelligence d’un gamin de neuf ans… Cependant il n’est pas méchant…
— La personne qui m’a introduit, et que vous avez appelée Ernestine, est depuis longtemps à votre service ?
— Depuis toujours… C’est la fille des jardiniers de mon père… Ils sont morts, et elle est restée…
— Elle ne s’est jamais mariée ?
— Jamais…
— Et la jeune femme ?
— La Rose ? fit M. Mordaut avec un léger sourire. C’est une nièce d’Ernestine… Il y a près de dix ans maintenant qu’elle vit au château, où elle sert de femme de chambre… Quand elle est arrivée, c’était une gamine de seize ans…
— Vous n’avez pas d’autre personnel ?
— Personne… Ma fortune ne me permet pas de mener grand train… Il y a vingt ans que j’ai la même auto, et les gens se retournent sur son passage… Je vis parmi mes livres, mes bibelots…
— Vous allez souvent à Paris ?
— Pour ainsi dire jamais… Qu’est-ce que j’y ferais ?… Je ne suis pas assez riche pour me payer des distractions… Je ne suis pas assez pauvre pour accepter une place d’employé… Et je suis sûr que si je spéculais, je perdrais tout ce que je voudrais… Avec ma chance !…
Il y avait des moments où, en entendant cette voix feutrée et monotone, on avait l’impression de vivre sous un immense éteignoir.
Tous les êtres de cette maison, y compris la Rose aux formes avenantes, étaient-ils pareillement repliés sur eux-mêmes ? Pouvait-on imaginer que parfois un éclat de rire, un véritable éclat de joie retentît dans ces pièces ou dans les couloirs ?
Le Petit Docteur tressaillit. Il venait d’entendre un bruit qui lui était familier, celui du moteur de Ferblantine qu’on mettait en marche.
Il regarda durement son hôte.
— On touche à ma voiture… dit-il.
Et il n’était pas loin de penser que…
— Hé ! Oui… Vous voyez !… Vous êtes à peine arrivé… Nous causions en paix… Vous allez voir que c’est Hector…
Il se dirigea en soupirant vers une fenêtre qu’il ouvrit. On aperçut en effet un immense garçon installé sur le siège de Ferblantine, et occupé à faire grincer horriblement les vitesses.
— Hector !… Veux-tu descendre ?…
Pour toute réponse, Hector tira la langue à l’adresse de son père.
— Hector… Si tu ne laisses pas l’auto du monsieur…
M. Mordaut se précipita dehors… Le Petit Docteur suivit. Il put assister ainsi à une scène à la fois pénible et grotesque. Le père essayait d’arracher son fils de son siège. Mais Hector avait une tête de plus que lui, et il était particulièrement bien bâti.
— Je veux la faire marcher… s’obstinait-il.
— Si tu ne descends pas immédiatement…
— Je te préviens que je ne me laisserai plus donner le fouet…
Sur le seuil de la cuisine, Ernestine était debout, les mains aux hanches, et suivait les péripéties de la lutte sans s’émouvoir.
Par contre, une autre porte s’ouvrit. La Rose, qui avait mis un tablier blanc pour servir à table et qui, ainsi, paraissait encore plus accorte, se précipita vers la voiture.
Laissez-le… dit-elle à M. Mordaut. Vous savez bien qu’avec vous il s’obstinera… Voyons, monsieur Hector, vous n’allez pas casser l’automobile de M. le docteur ?…
— C’est un docteur ? fit le jeune homme, méfiant. Pour qui vient-il ?
— Descendez… Soyez sage…
Elle avait de l’autorité sur lui. Rien que sa voix semblait apaiser le demi-fou qui, maintenant, délaissant les commandes de Ferblantine, examinait Jean Dollent.
— Pour qui vient-il ?… C’est encore le cancer d’Ernestine ?
— C’est cela, oui… Il vient pour le cancer d’Ernestine…
La 5 CV mise en lieu sûr dans le garage où il y avait déjà l’antique voiture de M. Mordaut, celui-ci attira le Petit Docteur dans le jardin.
— Remarquez qu’Ernestine n’a pas de cancer… Mais elle en parle tout le temps… Depuis que sa sœur, qui était la mère de Rose, est morte d’un cancer, elle croit dur comme fer qu’elle en a un aussi… Par exemple, elle ne sait pas au juste où il est… Tantôt c’est dans le dos, tantôt à la poitrine, tantôt au ventre… Elle passe son temps à consulter les docteurs, et elle est vexée qu’ils ne lui trouvent rien… Si elle vous parle de son cancer, je vous conseille…
Mais Ernestine était devant eux, furieuse.
— Alors, est-ce que vous allez vous mettre à table, oui ou non ?… Si vous croyez que le déjeuner peut attendre à l’infini…
Ainsi, trois femmes, en dehors des deux domestiques, avaient vécu dans cette maison, et toutes trois, à des âges différents, étaient mortes de maladies de cœur, ce qui est généralement le diagnostic superficiel des empoisonnements par l’arsenic. Tout au moins des empoisonnements lents !
De ces empoisonnements qui exigent que l’assassin, jour par jour, distille un peu de mort à sa victime…
Et cela pendant des mois…
À table, il y avait une carafe de vin et une carafe d’eau. Quant au repas, il était banal, sinon pauvre : quelques sardines et quelques radis, tout comme dans les restaurants de second ordre, puis un ragoût de mouton, un bout de fromage déjà sec et deux biscuits par personne.
Le Petit Docteur, qui pensait aux trois femmes, laissa-t-il percer une légère inquiétude ? Toujours est-il que M. Mordaut dit tristement :
— Ne craignez rien… Je prendrai de chaque plat, de chaque boisson avant vous… Pour moi, cela n’a plus aucune importance…
« Il faut que vous sachiez, docteur, que j’ai, moi aussi, une maladie de cœur… Depuis trois mois, je ressens les mêmes symptômes que ma tante, ma femme et ma nièce dans les débuts de leur mal…
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