Table des matières
Avant-propos
La cage d’Emile
La cabane en bois
L’Homme tout nu
L’arrestation du musicien
L’étrangleur de Moret
Le vieillard au porte-mine
Les trois bateaux de la Calanque
La fleuriste de Deauville
Le ticket de métro
Emile à Bruxelles
Le prisonnier de Lagny
Le club des veilles Dames
Le Docteur Tant-Pis
Le chantage de l’Agence O
Avant-propos
Les quatorze nouvelles qui composent Les Dossiers de l'Agence O ont été écrites par Georges Simenon en juin 1938 à La Rochelle — donc immédiatement après Le Petit Docteur
Comme les récits du Petit Docteur, ceux des Dossiers de l'Agence O ont d'abord paru en 1941 dans la Collection Police-Roman de la Société Parisienne d'Edition, à raison d'un texte par fascicule. La première nouvelle publiée (Police-Roman No 125) était intitulée La Jeune Fille de La Rochelle. Elle deviendra plus tard La Cage d'Emile. Les autres nouvelles ont été données sous leur titre définitif, dans l'ordre qui sera celui du volume. Celui-ci parut en 1943 aux Editions Gallimard, dans la même présentation que Le Petit Docteur et sans tirage de tête.
Entre la publication dans Police-Roman et la réunion en volume de 1943, trois nouvelles des Dossiers de l'Agence O avaient été reprises par un éditeur belge: A. Beirnaerdt, Bruxelles. On trouve en 1941 dans la Collection Le Jury
N° 22: La Jeune Fille de La Rochelle et L'Arrestation du Musicien, et dans le N° 26, L'Homme tout nu.
G. Sx.
La cage d’Emile
La Cage d’Emile
I
Où une jeune fille défaille dans les bras du solide Torrence,
et où l'on surprend l'étrange hiérarchie qui règne à l'agence
Onze heures du matin. On sent que le brouillard visqueux dans lequel Paris s'est éveillé ne se lèvera pas de la journée. La jeune fille a fait arrêter son taxi, faubourg Montmartre, et elle s'est précipitée vivement dans la cité Bergère. Il doit y avoir répétition au Palace, car deux ou trois douzaines de figurantes ou de danseuses font les cent pas sur le trottoir.
Juste en face de l'entrée des artistes du grand music-hall, un salon de coiffure, à la devanture peinte en un mauve criard: Chez Adolphe.
A droite, une petite porte, un couloir obscur, un escalier qu'aucune concierge ne défend. Une plaque d'émail, des mots en noir sur blanc: Agence O, second étage à gauche.
Les plus grandes vedettes mondiales ont franchi la porte en face et des hommes politiques célèbres, des princes du sang, des milliardaires se sont glissés dans les coulisses du Palace.
Combien de ces mêmes personnages, par des matins pareils à celui-ci, se sont-ils précipités, col relevé et chapeau baissé, dans l'escalier de l'Agence O?
Sur le palier, la jeune fille marque un temps d'arrêt et tire un miroir de son sac. Mais ce n'est pas pour se refaire une beauté. Au contraire, pendant qu'elle se regarde, son visage prend une expression encore plus affolée.
Elle sonne. Un pas traînant. La porte est ouverte par un garçon de bureau qui ne paie pas de mine. L'antichambre est miteuse. Un journal sur une petite table. Sans doute le garçon de bureau était-il en train de lire?
— Je voudrais voir le directeur... prononce-t-elle avec agitation. Voulez-vous lui dire que c'est très urgent...
Et elle se tamponne les yeux de son mouchoir. L'huissier a dû en voir d'autres, car il se dirige sans se presser vers une porte, disparaît, revient un peu plus tard et se contente de faire un signe.
L'instant d'après, la jeune fille pénètre dans le bureau de Joseph Torrence, ex-inspecteur de la Police judiciaire, directeur de l'Agence O, une des plus fameuses agences de police privée du monde entier.
— Donnez-vous la peine d'entrer, mademoiselle... Veuillez vous asseoir...
Rien de plus banal que ce bureau qui a entendu tant de terribles confidences. Rien de plus rassurant que le grand Torrence, un colosse débonnaire à la quarantaine bien soignée et bien nourrie.
La fenêtre, qui donne sur la cité Bergère, a des vitres dépolies. Les murs sont garnis de bibliothèques et de classeurs. Derrière le bureau d'acajou, à portée de la main de Torrence, un coffre-fort comme il y en a dans tous les bureaux d'affaires.
— Excusez-moi, monsieur, d'être un peu nerveuse... Vous comprendrez, quand vous saurez... Nous sommes bien seuls, n'est-ce pas?... J'arrive de La Rochelle... Il s'est passé là-bas...
Elle ne s'est pas assise. Elle va. Elle vient. Elle froisse et défroisse son mouchoir, en proie à l'agitation la plus vive, tandis que Torrence bourre méthodiquement sa pipe.
A ce moment, une porte s'ouvre. Un long jeune homme roux, qui semble avoir trop grandi et dont le complet est devenu trop petit, pénètre dans la pièce, s'excuse, balbutie: — Pardon, patron...
— Qu'est-ce que c'est, Emile?
— Rien... Je... J'avais oublié...
Il prend quelque chose, un dossier quelconque, dans les rayons, et il disparaît si gauchement qu'il se heurte au chambranle de la porte.
— Continuez, mademoiselle...
— Je ne sais même plus où j'en étais... Tout cela est tellement tragique, tellement inattendu... Mon pauvre papa...
— Peut-être que si vous commenciez par m'apprendre qui vous êtes?...
— Denise... Denise Etrillard, de La Rochelle... Mon père est le notaire Etrillard... Il viendra vous voir cet après-midi. Il me suit... Mais j'ai si peur que j'ai préféré...
Juste derrière le banal bureau de Torrence, il y a un bureau plus petit, plus sombre, encombré des objets les plus hétéroclites. Le jeune homme roux que le grand patron a appelé Emile s'est assis devant une vulgaire table en bois blanc. Il s'est penché. Il a tourné une sorte de commutateur et aussitôt il entend distinctement tout ce qui se dit dans la pièce voisine.
En face de lui, un judas. De l'autre côté, personne ne pourrait soupçonner ce judas, qui a l'air d'un honnête miroir encastré entre les rayons de la bibliothèque.
Impassible, les yeux immobiles derrière de grosses lunettes d'écaille, une cigarette éteinte aux lèvres, Emile écoute et regarde, un peu comme ces aiguilleurs qu'on aperçoit au passage dans leur cage de verre.
La jeune fille a dit : « Denise Etrillard... Mon père est le notaire Etrillard... »
Sans broncher, Emile a attiré vers lui un lourd annuaire. Il cherche dans la liste des notaires, à la lettre E... Etienne... Etriveau... Pas d'Etrillard!
Il regarde et écoute toujours. Cette fois, c'est un annuaire des téléphones qu'il feuillette, aux pages consacrées à La Rochelle... Il existe bien un Etrillard, ou plutôt une veuve Etrillard, marchande de poisson...
De l'autre côté de la vitre, la voix fait:
— Je ne me sens pas capable, en ce moment, de vous fournir de longues explications.... Mon père, qui sera ici à quatre heures au plus tard, vous dira mieux que moi... C'est tellement inattendu... Tout ce que je vous demande, c'est, en attendant, de mettre en lieu sûr les documents que j'ai pu sauver...
Emile saisit un appareil téléphonique placé à portée de sa main. La sonnerie retentit dans le bureau de Torrence. Torrence décroche, écoute.
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