— Bonjour, monsieur… je m’excuse d’avoir quelque peu forcé votre porte, d’autant plus que vous n’avez sans doute jamais entendu prononcer mon nom ?…
— Jamais, avoua le triste M. Mordaut en secouant la tête.
— Comme d’autres font de la graphologie ou de la radiesthésie, je me suis passionné pour les problèmes humains, pour les énigmes, si vous préférez, que sont presque toujours à leur début les affaires criminelles…
Le plus difficile restait à faire, ou plutôt à dire. Il était là, assis, dans un salon. Et ce salon, c’était toute une époque, c’était plutôt le résidu de dix époques, entassé là au hasard des années, voire des siècles.
Comme l’aspect extérieur du château, c’était triste et poussiéreux, déteint, passé, minable. Et tel était aussi M. Mordaut, dans son veston trop long qui faisait penser à une redingote de jadis, avec ses joues creuses que couvrait comme du lichen une courte barbe d’un gris sale.
— Je vous écoute…
Allons ! Il n’était plus temps de reculer !
— J’ai été extrêmement intéressé, monsieur, par les rumeurs qui courent depuis un certain temps sur le compte de ce château et sur votre compte. J’ai appris que la Justice s’était émue et qu’elle avait ordonné l’exhumation de trois corps… Je préfère vous déclarer avec franchise : je suis ici pour découvrir la vérité, c’est-à-dire pour savoir si vous avez empoisonné votre tante Émilie Duplantet, puis votre femme, née Félicie Maloir, puis enfin votre nièce Solange Duplantet…
C’était bien la première fois qu’il adressait à quelqu’un un pareil discours, et il était d’autant plus inquiet qu’un long chemin, barré de maintes portes, le séparait de la route et du village. Quant à son interlocuteur, il n’avait pas bronché. Il balançait au bout d’un long cordon noir un lorgnon d’un ancien modèle et, pour décrire l’expression de son visage, on ne pouvait que répéter qu’il était triste, triste, triste !
Il suait la tristesse ! Il était la tristesse même ! Il était l’incarnation en chair et en os de toute la tristesse du monde !
— Vous avez eu raison de me parler franchement… Puis-je vous offrir quelque chose ?
Malgré lui, le Petit Docteur tressaillit, car il est assez inquiétant de se voir offrir à boire par un quidam qu’on vient d’accuser plus ou moins crûment de trois empoisonnements.
— Ne craignez rien… Je boirai avant vous… J’ai encore un vieux vin cuit qu’on faisait au château avant le phylloxéra… Vous êtes passé par le village ?
— Je me suis arrêté un instant à l’auberge pour m’assurer qu’on pouvait m’y loger…
— C’est inutile, monsieur… Monsieur comment ?…
— Jean Dollent…
— Je me permettrai, monsieur Jean Dallent, de vous offrir l’hospitalité…
Il débouchait un flacon poudreux, d’une forme inusitée, et le Petit Docteur but, presque sans appréhension, un des meilleurs vins cuits qu’il eût connus.
— Vous resterez ici autant de temps qu’il vous plaira… Vous prendrez vos repas à ma table… Vous circulerez en pleine liberté dans tout le château, et je répondrai à vos questions avec une franchise absolue… Vous permettez ?
Il tira sur un cordon de laine, et une sonnette grêle tinta quelque part, puis la vieille qui avait ouvert la grille à Dollent se présenta.
— Ernestine, vous mettrez un couvert de plus… Vous ferez aussi préparer pour Monsieur la chambre verte… Il est ici chez lui, vous m’entendez, et vous satisferez toutes ses curiosités…
Resté seul avec Dollent, il soupira :
— Vous êtes peut-être étonné par cet accueil ? Qui sait s’il ne vous paraît pas anormal ? Sachez, monsieur Dollent, qu’il arrive un moment où l’on accepte n’importe quelle chance de salut. Si une cartomancienne, un fakir ou un derviche, une bohémienne ou un de ces radiesthésistes dont vous parliez tout à l’heure offrait de m’aider, je lui donnerais d’égales facilités…
Il parlait avec lenteur, d’une voix lasse, en fixant le tapis usé et en essuyant machinalement, avec un soin exagéré, les verres des lorgnons qu’il ne mettait jamais devant ses yeux.
— Je suis un homme que la malchance a poursuivi depuis sa naissance… S’il existait des concours de malchance, des championnats de malchance, je suis sûr que je remporterais le premier prix… Que je fasse n’importe quoi, cela se retourne contre moi… Chacun de mes gestes, chacune de mes paroles me porte préjudice… Je suis né pour accumuler les malheurs, non seulement sur ma tête, mais sur tous ceux qui m’entourent…
« Mes grands-parents étaient très riches… Mon grand-père Mordaut est l’homme qui a construit la plus grande partie du quartier Haussmann à Paris, et il a amassé des millions…
« Or, le jour de ma naissance, il s’est pendu, à cause d’un scandale dans lequel il était mêlé, ainsi que quelques politiciens…
« Ma mère, sous le coup de l’émotion, a fait une fièvre puerpérale et a succombé en trois jours…
« Mon père a essayé de remonter le courant… De toute la fortune acquise, il ne restait que ce château… J’avais cinq ans quand j’y suis venu… En jouant, dans la tour, j’ai mis le feu à toute une aile, qui a été détruite et qui contenait les objets de valeur…
C’était trop ! Cela en devenait cocasse !
— À dix ans, j’avais une petite amie de mon âge que j’aimais beaucoup, Gisèle, la fille de l’aubergiste d’alors. À cette époque, il y avait encore de l’eau dans les douves. Un jour que nous pêchions des grenouilles avec un bout de chiffon rouge, elle a glissé et elle s’est noyée sous mes yeux…
Je pourrais continuer longtemps la liste de mes malheurs…
— Pardon ! interrompit le Petit Docteur. Il me semble, jusqu’ici, que ces malheurs se sont plutôt abattus sur les autres que sur vous…
— Et vous croyez, vous, que ce n’est pas là le plus grand des malheurs ? Il y a huit ans, ma tante Duplantet, restée veuve, est venue vivre avec nous et, six mois plus tard, elle mourait d’une crise cardiaque…
— On prétend qu’elle a été lentement empoisonnée avec de l’arsenic… N’avait-elle pas pris une assurance vie à votre profit, et n’avez-vous pas touché une forte somme ?
— Cent mille francs… À peine de quoi faire étayer la tour sud qui croulait… Trois ans plus tard, ma femme…
— Mourait à son tour, et toujours au cours d’une crise cardiaque… Elle avait, elle aussi, souscrit une assurance vie qui vous valait…
— Qui me valait les accusations que vous connaissez, et une somme de deux cent mille francs…
Il soupirait en fixant son lorgnon aux verres luisants.
— Enfin, termina le Petit Docteur, il y a quinze jours que votre nièce, Solange Duplantet, devenue orpheline, s’est éteinte au château, à vingt-huit ans, d’une maladie de cœur, en vous laissant la fortune des Duplantet, soit près d’un demi-million…
— En terres et en immeubles ! Rectifia l’étrange châtelain.
— Cette fois, les langues se sont déliées, des lettres anonymes sont parvenues au Parquet, et une enquête a été ouverte…
— Ces messieurs sont déjà venus trois fois, et ils n’ont rien trouvé… Deux autres fois, j’ai été convoqué à Orléans pour être interrogé et confronté avec « leurs » témoins… Je crois que si je me risquais dans le village, je serais abattu…
— Parce qu’on a retrouvé des traces d’arsenic dans les trois cadavres…
— Il paraît qu’on en retrouve toujours…
C’est pourquoi le Petit Docteur était là ! Il avait fait, en venant, un crochet par Paris. Il avait vu son ami le commissaire Lucas. Et Lucas lui avait déclaré :
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