Il fallait vraiment de l’appétit pour toucher aux plats ! Jean Dollent n’aurait-il pas mieux fait d’aller coucher et prendre ses repas à l’auberge ?
Hector, lui, mangeait gloutonnement, comme un enfant mal élevé, et ce n’était pas gai non plus de contempler ce grand garçon de vingt-deux ans, au regard rusé de gamin.
— Qu’est-ce que vous comptez faire cet après-midi, docteur ? Puis-je encore vous être utile ?
— J’aimerais autant aller et venir seul… Je verrai les champs… Peut-être poserai-je quelques questions aux domestiques ?…
C’est par là qu’il commença. Il se dirigea en effet vers la cuisine, où il trouva Ernestine occupée à laver la vaisselle.
— Qu’est-ce qu’il vous a raconté ? demanda-t-elle avec une méfiance toute paysanne. Il vous a parlé de mon cancer ?
— Oui…
— Il vous a dit que ce n’était pas vrai, n’est-ce pas ?… Mais il a juré qu’il avait une maladie de cœur… Eh bien ! Je suis sûre, moi, que c’est tout le contraire… Il n’a jamais eu de maladie de cœur… Quand il se plaint, on voit qu’il n’a pas mal… D’abord, il n’a pas du tout les mêmes sueurs que les pauvres dames…
— Elles avaient des sueurs ?
— Le soir, oui… Et quand elles faisaient le moindre effort… Vers la fin, elles se plaignaient de vertiges, et il n’y avait jamais assez de couvertures sur leur lit pour les tenir au chaud… Elles grelottaient, même avec deux bouillottes… Est-ce qu’il a l’air d’un homme qui grelotte, lui ?
Elle parlait sans cesser de travailler, et on la sentait robuste et saine. Elle avait dû jadis être une belle fille, plantureuse comme l’était maintenant sa nièce Rose. Elle n’avait pas froid aux yeux. Elle regardait les gens en face, tenait à son franc-parler.
— Je voulais vous demander, docteur… Est-ce qu’on peut donner le cancer à quelqu’un avec de l’arsenic ou avec d’autres poisons ?
Il préférait ne dire ni oui, ni non, car il lui semblait préférable d’entretenir la vieille servante dans ses craintes.
— Que ressentez-vous ? tergiversa-t-il.
— Des douleurs comme si on enfonçait une pointe… Surtout dans les reins… Quelquefois aussi entre les omoplates.
Il ne fallait pas sourire, car cela suffirait pour s’en faire une ennemie.
Pourquoi eut-il l’idée de répondre :
— Si vous voulez, tout à l’heure, je vous examinerai…
S’il avait été question de Rose, cela aurait été compréhensible. Mais Ernestine, qui avait dépassé la cinquantaine ? Quelle idée de vouloir la contempler déshabillée ?…
— Dès que j’ai fini ma vaisselle ! dit-elle avec précipitation. Tenez… Plus que ces trois assiettes et les couverts… J’en ai pour cinq minutes…
Est-ce que ?… Non ! Il ne voulait pas y croire. Certes, il avait rencontré des clientes de cet âge qui n’avaient pas désarmé et pour qui le médecin semblait avoir un attrait tout particulier. Il y en avait une, à Marsilly, qui venait le voir chaque semaine, ayant toujours mal quelque part, éprouvant toujours le besoin de se dévêtir.
Mais Ernestine ?…
Et dans ce château si lugubre !…
— Voilà… J’ai fini… Je donnerai la pâtée aux chiens quand nous redescendrons… C’est au second… Venez par ici… Vous n’avez pas besoin de votre trousse ?…
L’escalier était dans une tour. On atteignit le second étage, où sept ou huit chambres donnaient sur un long couloir. Il n’y avait plus de tapis sur le sol. De vieilles gravures, des tableaux sans valeur pendaient encore au mur, de guingois, couverts de poussière.
Ernestine poussa une porte. Et il fut étonné de se trouver dans une chambre proprette, qui avait même un certain charme.
C’était la chambre d’une paysanne aisée, à l’esprit ordonné. Un grand lit d’acajou, à l’ancienne mode, couvert d’une courtepointe immaculée. Une table ronde bien astiquée. Un poêle. Un fauteuil de tapisserie et un tabouret pour les pieds, puis, dans un coin, un secrétaire de dame d’époque Louis XVI avec une jolie serrure en bronze doré.
— Ne faites pas attention au désordre…
Il n’y avait pas de désordre du tout, pas un grain de poussière.
— Quand on vit chez les gens, on n’a pas autant de goût que si on était chez soi… Je vous assure que si j’avais une petite maison à la campagne, ailleurs que dans cette maudite forêt… Tournez-vous, docteur, pendant que je me déshabille…
Il avait un peu honte. C’était presque un abus de confiance ! Il savait pertinemment qu’elle n’avait pas de cancer. Alors, à quoi bon cette auscultation qui prenait des allures équivoques ?
— Voilà… Vous pouvez vous retourner…
Elle avait une chair extraordinairement blanche, presque une chair de jeune fille, et, si elle s’était empâtée avec l’âge, ses formes étaient restées harmonieuses.
— C’est ici, docteur… Touchez…
On frappait à la porte.
— Qui est là ? demanda Ernestine, agressive.
— C’est moi, répondit la voix de Rose. Qu’est-ce que tu fais ?
— Si on te questionne, tu diras que tu n’en sais rien.
— Le docteur est chez toi ?
— Cela ne te regarde pas…
— Je le cherche pour lui montrer sa chambre…
— Tu la lui montreras tout à l’heure…
Et elle grommela entre ses dents :
— Petite peste !… Si elle le pouvait, elle regarderait par le trou de la serrure… Mais j’ai eu soin de remettre la clé à l’intérieur… Tenez !… Elle écoute… Elle a fait semblant de partir et elle est revenue sans bruit… Voilà la vie dans cette maison !… On passe son temps à s’espionner, et quand ce n’est pas l’un c’est l’autre… On croit être seule quelque part, et on voit tout à coup devant soi quelqu’un qu’on n’a pas entendu arriver… Même le patron qui s’amuse à ce jeu-là !… Et son fils qui grimperait le long des gouttières s’il le fallait pour vous faire peur !… Ne parlez pas trop fort… Ce n’est pas la peine qu’elle entende… Touchez… Vous ne sentez pas comme une grosseur ?
— Si tu crois que je n’entends pas tout ! Persifla, dans le corridor, la voix de la Rose. Je vous souhaite bien de l’amusement à tous les deux…
Et cette fois elle parut s’éloigner réellement.
II
Où un déshabillage est suivi d’un second déshabillage, et où un troisième déshabillage met le Petit Docteur sur la trace de l’arsenic
— Vous ne trouvez rien ?
Il y avait un bon quart d’heure que l’auscultation se poursuivait, et chaque fois que le Petit Docteur faisait mine d’y mettre fin, Ernestine le rappelait à l’ordre.
— Vous n’avez pas pris ma tension artérielle…
Pour s’assurer qu’elle savait de quoi elle parlait, il demanda :
— De combien était-elle la dernière fois ?
— Minimum 9, maximum 14… Au Pachot…
Or, rares sont les malades, surtout à la campagne, qui savent si on leur prend la tension avec un Pachot ou avec un autre appareil.
— Dites donc, ma bonne dame, plaisanta le Petit Docteur, je constate que vous êtes bien au courant des choses de la médecine…
— Pardi ! répliqua-t-elle. La santé, ça ne s’achète pas au marché… Et si je veux vivre cent deux ans comme ma grand-mère…
— Vous avez lu des livres de médecine ?
— Dame, oui ! J’en ai encore fait venir un le mois dernier de Paris… Je me demande maintenant si je ne ferais pas bien d’envoyer mon sang à analyser, pour savoir si je n’ai pas d’urée…
Il en connaissait d’autres comme elle, pour qui le souci de leur santé était une hantise et en quelque sorte une maladie, mais les moindres originalités prenaient, dans ce château de l’arsenic, une tout autre valeur. Il n’avait pas envie de sourire. Il la regardait se rhabiller, et il pensait qu’en effet cette femme était taillée pour vivre de nombreuses années encore si…
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