— Ne leur dites rien maintenant. Partez d’abord vers le centre de la ville. Annoncez-leur que j’aurai une déclaration à leur faire d’ici une demi-heure et ils resteront.
— On l’amène ici ?
— Directement à la prison. Au cas où la foule tenterait de le lyncher, il sera plus facile de l’y protéger.
Tout cela prit du temps. Ils restèrent enfin seuls. Chabot n’était pas fier.
— Qu’est-ce que tu en penses ? se décida-t-il à questionner. Tu me donnes tort ?
— J’ai peur, avoua Maigret qui fumait sa pipe d’un air sombre.
— De quoi ?
Il ne répondit pas.
— En toute conscience, je ne pouvais pas agir autrement.
— Je sais. Ce n’est pas à cela que je pense.
— À quoi ?
Il ne voulait pas avouer que c’était l’attitude du petit commissaire à l’égard de Louise Sabati qui lui restait sur l’estomac.
Chabot regarda sa montre.
— Dans une demi-heure, ce sera fini. Nous pourrons aller l’interroger.
Maigret ne disait toujours rien, avec l’air de suivre Dieu sait quelle pensée mystérieuse.
— Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé hier soir ?
— De la fille Sabati ?
— Oui.
— Pour éviter ce qui est arrivé.
— C’est arrivé quand même.
— Oui. Je ne prévoyais pas que Féron s’en préoccuperait.
— Tu as la lettre ?
— Quelle lettre ?
— La lettre anonyme que j’ai reçue à son sujet et que je t’ai remise. Maintenant, je suis obligé de la verser au dossier.
Maigret fouilla ses poches, la trouva, fripée, encore humide de la pluie de la veille, et la laissa tomber sur le bureau.
— Tu ne veux pas regarder si les journalistes les ont suivis ?
Il alla jeter un coup d’œil par la fenêtre. Les reporters et les photographes étaient toujours là, avec l’air d’attendre un événement.
— Tu as l’heure juste ?
— Midi cinq.
Ils n’avaient pas entendu sonner les cloches. Avec toutes les portes fermées, ils étaient là comme dans une cave où ne pénétrait aucun rayon de soleil.
— Je me demande comment il réagira. Je me demande aussi ce que son père…
La sonnerie du téléphone résonna. Chabot fut si impressionné qu’il resta un instant sans décrocher, murmura enfin, en fixant Maigret : — Allô…
Son front se plissa, ses sourcils se rapprochèrent :
— Vous êtes sûr ?
Maigret entendait des éclats de voix dans l’appareil, sans pouvoir distinguer les mots. C’était Chabiron qui parlait.
— Vous avez fouillé la maison ? Où êtes-vous en ce moment ? Bon. Oui. Restez-y. Je…
Il se passa la main sur le crâne d’un geste angoissé.
— Je vous rappellerai dans quelques instants.
Quand il raccrocha, Maigret se contenta d’un mot.
— Parti ?
— Tu t’y attendais ?
Et, comme il ne répondait pas :
— Il est rentré chez lui hier soir tout de suite après t’avoir quitté, nous en avons la certitude. Il a passé la nuit dans sa chambre. Ce matin, de bonne heure, il s’est fait monter une tasse de café.
— Et les journaux.
— Nous n’avons pas de journaux le dimanche.
— À qui a-t-il parlé ?
— Je ne sais pas encore. Féron et l’inspecteur sont toujours dans la maison et interrogent les domestiques. Un peu après dix heures, toute la famille, sauf Alain, s’est rendue à la messe avec la voiture conduite par le maître d’hôtel.
— Je les ai vus.
— À leur retour, personne ne s’est inquiété du docteur. C’est une maison où, sauf le samedi soir, chacun vit dans son coin. Quand mes deux hommes sont arrivés, une bonne est montée pour avertir Alain. Il n’était pas chez lui. On l’a appelé dans toute la maison. Tu crois qu’il a pris la fuite ?
— Que dit l’homme en faction dans la rue ?
— Féron l’a questionné. Il paraît que le docteur est sorti un peu après le reste de la famille et est descendu vers la ville à pied.
— On ne l’a pas suivi ? Je croyais…
— J’avais donné des instructions pour qu’on le suive. Peut-être la police a-t-elle pensé que, le dimanche matin, ce n’était pas nécessaire. Je ne sais pas. Si on ne met pas la main sur lui, on prétendra que j’ai fait exprès de lui laisser le temps d’échapper.
— On le dira certainement.
— Il n’y a pas de train avant cinq heures de l’après-midi. Alain n’a pas d’auto.
— Il n’est donc pas loin.
— Tu crois ?
— Cela m’étonnerait qu’on ne le retrouve pas chez sa maîtresse. D’habitude, il ne se glisse chez elle que le soir, à la faveur de l’obscurité. Mais il y a trois jours qu’il ne l’a pas vue.
Maigret n’ajouta pas qu’Alain savait qu’il était allé la voir.
— Qu’est-ce que tu as ? questionna le juge d’instruction.
— Rien. J’ai peur, c’est tout. Tu ferais mieux de les envoyer là-bas.
Chabot téléphona. Après quoi, tous les deux restèrent assis face à face, en silence, dans le bureau où le printemps n’était pas encore entré et où l’abat-jour vert de la lampe leur donnait un air malade.
7
Le trésor de Louise
Maigret, pendant qu’ils attendaient, eut soudain l’impression gênante de regarder son ami à la loupe. Chabot lui paraissait encore plus vieilli, plus éteint que quand il était arrivé l’avant-veille. Il y avait juste assez de vie en lui, d’énergie, de personnalité pour mener l’existence qu’il menait et quand, brusquement, comme c’était le cas, on réclamait de lui un effort supplémentaire, il s’effondrait, honteux de son inertie.
Or, ce n’était pas une question d’âge, le commissaire l’aurait juré. Il avait toujours dû être ainsi. C’était Maigret qui s’était trompé, jadis, à l’époque où ils étaient étudiants et où il avait envié son ami. Chabot, alors, était pour lui le type de l’adolescent heureux. À Fontenay, une mère aux petits soins pour lui, l’accueillait dans une maison confortable où les choses avaient un aspect solide et définitif. Il savait qu’il hériterait, outre cette maison, de deux ou trois fermes et il recevait assez d’argent chaque mois pour en prêter à ses camarades.
Trente ans avaient passé et Chabot était devenu ce qu’il devait devenir. Aujourd’hui, c’était lui qui se tournait vers Maigret pour lui demander son aide.
Les minutes coulaient. Le juge feignait de parcourir un dossier dont son regard ne suivait pas les lignes dactylographiées. Le téléphone ne se décidait pas à sonner.
Il tira sa montre de sa poche.
— Il ne faut pas cinq minutes, en voiture, pour se rendre là-bas. Autant pour en revenir. Ils devraient…
Il était midi et quart. Il fallait laisser aux deux hommes quelques minutes pour aller voir dans la maison.
— S’il n’avoue pas et si, dans deux ou trois jours, je n’ai pas découvert des preuves indiscutables, j’en serai quitte pour demander ma retraite anticipée.
Il avait agi par peur du gros de la population. À présent c’était des réactions des Vernoux et de leurs pairs qu’il s’effrayait.
— Midi vingt. Je me demande ce qu’ils font.
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