— Je me demande si je ne vais pas vous accompagner un bout de chemin.
Il ne paraissait pas s’inquiéter, lui, des réactions des femmes, qui semblaient surprises. La sienne ne protesta pas. Cela devait lui être indifférent qu’il sorte ou non, étant donné le peu de place qu’il tenait dans sa vie. Elle s’était rapprochée de sa belle-mère dont elle admirait le travail en hochant la tête.
— Cela ne vous ennuie pas, commissaire ?
— Pas du tout.
L’air de la nuit était frais, d’une autre fraîcheur que les nuits précédentes, et on avait envie de s’en emplir les poumons, de saluer les étoiles qu’on retrouvait à leur place après si longtemps.
Les trois hommes à brassard étaient toujours sur le trottoir et, cette fois, reculèrent d’un pas pour les laisser passer. Alain n’avait pas mis de pardessus. Il s’était coiffé, en passant devant le portemanteau, d’un chapeau de feutre mou que les pluies récentes avaient déformé.
Vu comme cela, le corps en avant, les mains dans les poches, il ressemblait plus à un étudiant de dernière année qu’à un homme marié et père de famille.
Dans la rue Rabelais, ils ne purent parler, car les voix portaient loin et ils avaient conscience de la présence des trois veilleurs derrière eux. Alain sursauta en frôlant celui qui était en faction au coin de la place Viète et qu’il n’avait pas vu.
— Je suppose qu’ils en ont mis dans toute la ville ? murmura-t-il.
— Certainement. Ils vont se relayer.
Peu de fenêtres restaient éclairées. Les gens se couchaient tôt. On voyait de loin, dans la longue perspective de la rue de la République, les lumières du Café de la Poste encore ouvert, et deux ou trois passants isolés disparurent l’un après l’autre.
Quand ils atteignirent la maison du juge, ils n’avaient pas encore eu le temps d’échanger dix phrases. Chabot murmura à regret :
— Vous entrez ?
Maigret dit non :
— Il est inutile d’éveiller ta mère.
— Elle ne dort pas. Elle ne se couche jamais avant que je sois rentré.
— Nous nous verrons demain matin.
— Ici ?
— Je passerai au Palais.
— J’ai un certain nombre de coups de téléphone à donner avant de me coucher. Peut-être y a-t-il du nouveau ?
— Bonsoir, Chabot.
— Bonsoir, Maigret. Bonsoir, Alain.
Ils se serrèrent la main. La clef tourna dans la serrure ; un moment plus tard la porte se refermait.
— Je vous accompagne jusqu’à l’hôtel ?
Il n’y avait plus qu’eux dans la rue. L’espace d’un éclair, Maigret eut la vision du docteur sortant une main de sa poche et lui frappant le crâne avec un objet dur, un bout de tuyau de plomb ou une clef anglaise.
Il répondit :
— Volontiers.
Ils marchèrent. Alain ne se décidait pas tout de suite à parler. Quand il le fit, ce fut pour demander :
— Qu’est-ce que vous en pensez ?
— De quoi ?
— De mon père.
Qu’est-ce que Maigret aurait pu répondre ? Ce qui était intéressant c’était le fait que la question était posée, que le jeune docteur soit sorti de chez lui rien que pour la poser.
— Je ne crois pas qu’il ait eu une existence heureuse, murmura cependant le commissaire, sans y mettre trop de conviction.
— Il y a des gens qui ont une existence heureuse ?
— Pendant un certain temps, tout au moins. Vous êtes malheureux, Monsieur Vernoux ?
— Moi, je ne compte pas.
— Vous essayez pourtant de décrocher votre part de joies.
Les gros yeux se fixèrent sur lui.
— Que voulez-vous dire ?
— Rien. Ou, si vous préférez, qu’il n’existe pas de gens absolument malheureux. Chacun se raccroche à quelque chose, se crée une sorte de bonheur.
— Vous vous rendez compte de ce que cela signifie ?
Et, comme Maigret ne répondait pas :
— Savez-vous que c’est à cause de cette recherche de ce que j’appellerais les compensations, cette recherche d’un bonheur malgré tout, que naissent les manies et, souvent, les déséquilibres ? Les hommes qui, en ce moment, boivent et jouent aux cartes au Café de la Poste, essaient de se persuader qu’ils y trouvent du plaisir.
— Et vous ?
— Je ne comprends pas la question.
— Vous ne cherchez pas des compensations ?
Cette fois, Alain fut inquiet, soupçonna Maigret d’en savoir davantage, hésitant à l’interroger.
— Vous oserez vous rendre, ce soir, au quartier des casernes ?
C’était plutôt par pitié que le commissaire demandait ça, pour le débarrasser de ses doutes.
— Vous savez ?
— Oui.
— Vous lui avez parlé ?
— Longuement.
— Qu’est-ce qu’elle vous a dit ?
— Tout.
— J’ai tort ?
— Je ne vous juge pas. C’est vous qui avez évoqué la recherche instinctive des compensations. Quelles sont les compensations de votre père ?
Ils avaient baissé la voix, car ils étaient arrivés devant la porte ouverte de l’hôtel dans le hall duquel une seule lampe restait allumée.
— Pourquoi ne répondez-vous pas ?
— Parce que j’ignore la réponse.
— Il n’a pas d’aventures ?
— Certainement pas à Fontenay. Il est trop connu et cela se saurait.
— Et vous ? Cela se sait aussi ?
— Non. Mon cas n’est pas le même. Quand mon père se rend à Paris ou à Bordeaux, je suppose qu’il s’offre des distractions.
Il murmura pour lui-même :
— Pauvre papa !
Maigret le regarda avec surprise.
— Vous aimez votre père ?
Pudiquement, Alain répondit :
— En tout cas, je le plains.
— Il en a toujours été ainsi ?
— Cela a été pis. Ma mère et ma tante se sont un peu calmées.
— Qu’est-ce qu’elles lui reprochent ?
— D’être un roturier, le fils d’un marchand de bestiaux qui s’enivrait dans les auberges de villages. Les Courçon ne lui ont jamais pardonné d’avoir eu besoin de lui, comprenez-vous ? Et, du temps du vieux Courçon, la situation était plus cruelle parce que Courçon était encore plus cinglant que ses filles et que son fils Robert. Jusqu’à la mort de mon père, tous les Courçon de la terre lui en voudront de ce qu’ils ne vivent que de son argent.
— Comment vous traitent-ils, vous ?
— Comme un Vernoux. Et ma femme, dont le père était vicomte de Cadeuil, fait bloc avec ma mère et ma tante.
— Vous aviez l’intention de me dire tout ça ce soir ?
— Je ne sais pas.
— Vous teniez à me parler de votre père ?
— J’avais envie de savoir ce que vous pensiez de lui.
— N’étiez-vous pas surtout anxieux de savoir si j’avais découvert l’existence de Louise Sabati ?
— Comment avez-vous su ?
— Par une lettre anonyme.
— Le juge est au courant ? La police ?
— Ils ne s’en préoccupent pas.
— Mais ils le feront ?
— Pas si on découvre l’assassin dans un délai assez court. J’ai la lettre dans ma poche. Je n’ai pas parlé à Chabot de mon entrevue avec Louise.
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