On le suivait des yeux et il croyait lire sur les visages une question muette. Allait-il faire quelque chose ? Ou bien l’inconnu pourrait-il continuer à tuer impunément ?
Certains lui adressaient un salut timide comme pour lui dire : « — Nous savons qui vous êtes. Vous avez la réputation de mener à bien les enquêtes les plus difficiles. Et, vous, vous ne vous laisserez pas impressionner par certaines personnalités. »
Il faillit entrer au Café de la Poste pour boire un demi. Malheureusement il y avait au moins une douzaine de personnes à l’intérieur, qui toutes tournèrent la tête vers lui quand il s’approcha de la porte, et il n’eut pas envie, tout de suite, d’avoir à répondre aux questions qu’on lui poserait.
Au fait, pour se rendre dans le quartier des casernes, il fallait traverser le Champ-de-Mars, une vaste étendue nue encadrée d’arbres récemment plantés qui grelottaient sous la bise.
Il prit la même petite rue que le docteur avait prise la veille au soir, celle où Gobillard avait été assommé. En passant devant une maison, il entendit des éclats de voix au second étage. C’était sans doute là qu’habitait Émile Chalus, l’instituteur. Plusieurs personnes discutaient avec passion, des amis à lui qui avaient dû venir aux nouvelles.
Il traversa le Champ-de-Mars, contourna la caserne, prit la rue de droite et chercha la grande bâtisse délabrée que son ami lui avait décrite. Il n’y en avait qu’une de ce genre-là, dans une rue déserte, entre deux terrains vagues. Ce que cela avait été jadis, il était difficile de le deviner, un entrepôt ou un moulin, peut-être une petite manufacture ? Des enfants jouaient dehors. D’autres, plus petits, le derrière nu, se tramaient dans le corridor. Une grosse femme aux cheveux qui lui tombaient dans le dos passa la tête par l’entrebâillement d’une porte et celle-là n’avait jamais entendu parler du commissaire Maigret.
— Qu’est-ce que vous cherchez ?
— Mlle Sabati.
— Louise ?
— Je crois que c’est son prénom.
— Faites le tour de la maison et entrez par la porte de derrière. Montez l’escalier. Il n’y a qu’une porte. C’est là.
Il fit ce qu’on lui disait, frôla des poubelles, enjamba des détritus, cependant qu’il entendait les clairons sonner dans la cour de la caserne. La porte extérieure dont on venait de lui parler était ouverte. Un escalier raide, sans rampe, le conduisit à un étage qui n’était pas de niveau avec les autres et il frappa à une porte peinte en bleu.
D’abord, on ne répondit pas. Il frappa plus fort, entendit des pas de femme en savates, dut néanmoins frapper une troisième fois avant qu’on lui demande : — Qu’est-ce que c’est ?
— Mlle Sabati ?
— Que voulez-vous ?
— Vous parler.
Il ajouta à tout hasard :
— De la part du docteur.
— Un instant.
Elle repartit, sans doute pour passer un vêtement convenable. Quand elle ouvrit enfin la porte, elle portait une robe de chambre à ramages, en mauvais coton, sous laquelle elle ne devait avoir qu’une chemise de nuit. Ses pieds étaient nus dans les pantoufles, ses cheveux noirs non coiffés.
— Vous dormiez ?
— Non.
Elle l’examinait des pieds à la tête avec méfiance. Derrière elle, au-delà d’un palier minuscule, on voyait une chambre en désordre dans laquelle elle ne le priait pas d’entrer.
— Qu’est-ce qu’il me fait dire ?
Comme elle tournait un peu la tête de côté, il remarqua une ecchymose autour de l’œil gauche. Elle n’était pas tout à fait récente. Le bleu commençait à tourner au jaune.
— N’ayez pas peur. Je suis un ami. Je voudrais seulement vous parler pendant quelques instants.
Ce qui dut la décider à le laisser entrer c’est que deux ou trois gamins étaient venus les observer au bas des marches.
Il n’y avait que deux pièces, la chambre, qu’il ne fit qu’entrevoir et dont le lit était défait, et une cuisine. Sur la table, un roman était ouvert à côté d’un bol qui contenait encore du café au lait, un morceau de beurre restait sur une assiette.
Louise Sabati n’était pas belle. En robe noire et tablier blanc, elle devait avoir cet air fatigué qu’on voit à la plupart des femmes de chambre dans les hôtels de province. Il y avait pourtant quelque chose d’attachant, de presque pathétique dans son visage pâle où des yeux sombres vivaient intensément.
Elle débarrassa une chaise.
— C’est vraiment Alain qui vous a envoyé ?
— Non.
— Il ne sait pas que vous êtes ici ?
En disant cela, elle jetait vers la porte un regard effrayé, restait debout, prête à la défense.
— N’ayez pas peur.
— Vous êtes de la police ?
— Oui et non.
— Qu’est-ce qui est arrivé ? Où est Alain ?
— Chez lui, probablement.
— Vous êtes sûr ?
— Pourquoi serait-il ailleurs ?
Elle se mordit la lèvre où le sang monta. Elle était très nerveuse, d’une nervosité maladive. Un instant, il se demanda si elle ne se droguait pas.
— Qui est-ce qui vous a parlé de moi ?
— Il y a longtemps que vous êtes la maîtresse du docteur ?
— On vous l’a dit ?
Il prenait son air le plus bonhomme et n’avait d’ailleurs aucun effort à faire pour lui montrer de la sympathie.
— Vous venez seulement de vous lever ? questionna-t-il au lieu de répondre.
— Qu’est-ce que ça peut vous faire ?
Elle avait gardé une pointe d’accent italien, pas beaucoup. Elle devait avoir à peine plus de vingt ans et son corps, sous la robe de chambre mal coupée, était cambré ; seule la poitrine, qui avait dû être provocante, se fatiguait un peu.
— Cela ne vous ennuierait pas de vous asseoir près de moi ?
Elle ne tenait pas en place. Avec des mouvements fébriles, elle saisit une cigarette, l’alluma.
— Vous êtes sûr qu’Alain ne va pas venir ?
— Cela vous fait peur ? Pourquoi ?
— Il est jaloux.
— Il n’a aucune raison d’être jaloux de moi.
— Il l’est de tous les hommes.
Elle ajouta d’une drôle de voix :
— Il a raison.
— Que voulez-vous dire ?
— Que c’est son droit.
— Il vous aime ?
— Je crois que oui. Je sais que je n’en vaux pas la peine, mais…
— Vous ne voulez vraiment pas vous asseoir ?
— Qui êtes-vous ?
— Le commissaire Maigret, de la Police Judiciaire de Paris.
— J’ai entendu parler de vous. Qu’est-ce que vous faites ici ?
Pourquoi ne pas lui parler franchement ?
— J’y suis venu par hasard, pour rencontrer un ami que je n’ai pas vu depuis des années.
— C’est lui qui vous a parlé de moi ?
— Non. J’ai rencontré aussi votre ami Alain. Au fait, ce soir, je suis invité chez lui.
Elle sentait qu’il ne mentait pas, mais n’était pas encore rassurée. Elle n’en attira pas moins une chaise vers elle, ne s’assit pas tout de suite.
— S’il n’est pas dans l’embarras pour le moment, il risque d’y être d’une heure à l’autre.
— Pourquoi ?
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