Joseph est un homme d’un certain âge, ou, pour mieux dire, âgé : très âgé, peut-être, bien que robuste et vigoureux. « Le Seigneur nous assiste ! » marmottait-il en aparté d’un ton de mécontentement bourru, pendant qu’il me débarrassait de mon cheval. Il me dévisageait en même temps d’un air si rébarbatif que j’ai charitablement conjecturé qu’il devait avoir besoin de l’assistance divine pour digérer son dîner et que sa pieuse exclamation ne se rapportait pas à mon arrivée inopinée.
Wuthering Heights (Les Hauts de Hurle-Vent), tel est le nom de l’habitation de Mr. Heathcliff : « wuthering » est un provincialisme qui rend d’une façon expressive le tumulte de l’atmosphère auquel sa situation expose cette demeure en temps d’ouragan 1. Certes on doit avoir là-haut un air pur et salubre en toute saison : la force avec laquelle le vent du nord souffle par-dessus la crête se devine à l’inclinaison excessive de quelques sapins rabougris plantés à l’extrémité de la maison, et à une rangée de maigres épines qui toutes étendent leurs rameaux du même côté, comme si elles imploraient l’aumône du soleil. Heureusement l’architecte a eu la précaution de bâtir solidement : les fenêtres étroites sont profondément enfoncées dans le mur et les angles protégés par de grandes pierres en saillie.
Avant de franchir le seuil, je me suis arrêté pour admirer une quantité de sculptures grotesques prodiguées sur la façade, spécialement autour de la porte principale. Au-dessus de celle-ci, et au milieu d’une nuée de griffons délabrés et de bambins éhontés, j’ai découvert la date « 1500 » et le nom « Hareton Earnshaw ». J’aurais bien fait quelques commentaires et demandé au revêche propriétaire une histoire succincte du domaine ; mais son attitude à la porte semblait exiger de moi une entrée rapide ou un départ définitif, et je ne voulais pas aggraver son impatience avant d’avoir inspecté l’intérieur.
Une marche nous a conduits dans la salle de famille, sans aucun couloir ou corridor d’entrée. Cette salle est ce qu’on appelle ici « la maison » par excellence. Elle sert en général à la fois de cuisine et de pièce de réception. Mais je crois qu’à Hurle-Vent la cuisine a dû battre en retraite dans une autre partie du bâtiment, car j’ai perçu au loin, dans l’intérieur, un babil de langues et un cliquetis d’ustensiles culinaires ; puis je n’ai remarqué, près de la spacieuse cheminée, aucun instrument pour faire rôtir ou bouillir, ni pour faire cuire le pain, non plus qu’aucun reflet de casseroles de cuivre ou de passoires de fer-blanc le long des murs. À une extrémité, il est vrai, la lumière et la chaleur réverbéraient magnifiquement sur des rangées d’immenses plats d’étain entremêlés de cruches et de pots d’argent, s’élevant les uns au-dessus des autres sur un grand buffet de chêne, jusqu’au plafond. Ce dernier est apparent : son anatomie entière s’offre à un œil inquisiteur, sauf à un endroit où elle est masquée par un cadre de bois chargé de gâteaux d’avoine et d’une grappe de cuisseaux de bœuf, de gigots et de jambons. Au-dessus de la cheminée sont accrochés quelques mauvais vieux fusils et une paire de pistolets d’arçon ; en guise d’ornement, trois boîtes à thé décorées de couleurs voyantes sont disposées sur le rebord. Le sol est de pierre blanche polie ; les chaises, à hauts dossiers, de formes anciennes, peintes en vert ; une ou deux, plus massives et noires, se devinaient dans l’ombre. À l’abri d’une voûte que forme le buffet reposait une grosse chienne jaunâtre de l’espèce pointer, entourée d’une nichée de petits qui piaillaient ; d’autres chiens occupaient d’autres recoins.
L’appartement et l’ameublement n’auraient rien eu d’extraordinaire s’ils eussent appartenu à un brave fermier du Nord, à l’air têtu, aux membres vigoureux mis en valeur par une culotte et des guêtres. Vous rencontrerez ce personnage, assis dans son fauteuil, un pot d’ale mousseuse devant lui sur une table ronde, au cours d’une tournée quelconque de cinq ou six milles dans cette région montagneuse, pourvu que vous la fassiez à l’heure convenable après le dîner. Mais Mr. Heathcliff présente un singulier contraste avec sa demeure et son genre de vie. Il a le physique d’un bohémien au teint basané, le vêtement et les manières d’un gentleman ; tout autant, du moins, que la plupart des propriétaires campagnards. Un peu négligé dans sa mise, peut-être, mais cette négligence ne lui messied pas, parce qu’il se tient droit et que sa tournure est élégante ; l’aspect plutôt morose. D’aucuns pourraient le suspecter d’un certain orgueil de mauvais ton : une voix intérieure me dit qu’il n’y a chez lui rien de semblable. Je sais, par instinct, que sa réserve provient d’une aversion pour les étalages de sentiments... pour les manifestations d’amabilité réciproque. Il aimera comme il haïra, sans en rien laisser paraître, il regardera comme une sorte d’impertinence l’amour ou la haine qu’il recevra en retour. Non, je vais trop vite ; je lui prête trop libéralement mes propres attributs. Mr. Heathcliff peut avoir, pour retenir sa main quand il rencontre quelqu’un qui ne demande qu’à lui tendre la sienne, des raisons entièrement différentes de celles qui me déterminent. Espérons que ma constitution m’est presque spéciale. Ma chère mère avait l’habitude de dire que je n’aurais jamais un foyer confortable ; et, pas plus tard que l’été dernier, j’ai montré que j’étais parfaitement indigne d’en avoir un.
Je jouissais d’un mois de beau temps au bord de la mer, quand je fis connaissance de la plus fascinante des créatures : une vraie déesse à mes yeux, tant qu’elle ne parut pas me remarquer. Je « ne lui dis jamais mon amour » en paroles ; pourtant, si les regards ont un langage, la plus simple d’esprit aurait pu deviner que j’étais amoureux fou. Elle me comprit enfin et à son tour me lança un regard... le plus doux de tous les regards imaginables. Que fis-je alors ? Je l’avoue à ma honte, je me repliai glacialement sur moi-même, comme un colimaçon ; à chaque regard, je me refroidissais et rentrais un peu plus avant dans ma coquille, si bien qu’à la fin la pauvre innocente se mit à douter de ses propres sens et, accablée de confusion à la pensée de son erreur supposée, persuada sa maman de décamper. Cette curieuse tournure d’esprit m’a valu une réputation de cruauté intentionnelle, qui est bien injustifiée ; mais moi seul en puis juger.
J’ai pris un siège au coin du feu opposé à celui vers lequel mon propriétaire se dirigeait, et j’ai occupé un moment de silence à essayer de caresser la chienne, qui avait quitté ses petits et rôdait comme une louve autour de mes mollets, la lèvre retroussée, ses dents blanches humides prêtes à mordre. Ma caresse a provoqué un long grognement guttural.
– Je vous conseille de laisser la chienne tranquille, a grogné Mr. Heathcliff à l’unisson, en arrêtant d’un coup de pied des démonstrations plus dangereuses. Elle n’est pas habituée à être gâtée... elle n’a pas été élevée pour l’agrément.
Puis, se dirigeant vers une porte latérale, il a appelé de nouveau : « Joseph ! »
Joseph a grommelé indistinctement dans les profondeurs de la cave, mais sans donner aucun signe de réapparition, de sorte que son maître a plongé pour l’aller chercher, me laissant vis-à-vis de la scélérate de chienne et d’une paire d’affreux chiens de bergers à poils longs, qui exerçaient avec elle une surveillance jalouse sur tous mes mouvements. Peu désireux de prendre contact avec leurs crocs, je suis resté assis sans bouger, mais, pensant qu’ils ne comprendraient sans doute pas des insultes tacites, je me suis malheureusement permis de cligner de l’œil et de faire des grimaces au trio, et l’une de mes expressions de physionomie a tellement irrité madame qu’elle est entrée soudain en furie et a sauté sur mes genoux. Je l’ai repoussée et me suis hâté d’interposer la table entre nous deux. Cette manœuvre a mis en émoi toute la meute : une demi-douzaine de démons à quatre pattes, de tailles et d’âges variés, sont sortis de leurs repaires cachés et se sont rassemblés. J’ai senti que mes talons et les basques de mon habit étaient les buts particuliers de l’assaut et, tenant de mon mieux les plus forts des combattants en respect avec le tisonnier, je me suis vu contraint de demander tout haut l’assistance de quelqu’un de la maison pour rétablir la paix.
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