En me réveillant, mes membres étaient si raides et mes pieds si endoloris, j’étais tellement étourdi par le roulement des tambours et le bruit des pas des soldats qui semblaient m’entourer de toutes parts, que je sentis que je ne pourrais pas aller loin ce jour-là, si je voulais avoir la force d’arriver au bout de mon voyage. En conséquence, je descendis une longue rue étroite, décidé à faire de la vente de ma veste la grande affaire de ma journée. Je l’ôtai pour apprendre à m’en passer, et la mettant sous mon bras, je commençai ma tournée d’inspection de toutes les boutiques de revendeurs.
L’endroit était bien choisi pour vendre une veste : les marchands de vieux habits étaient nombreux et se tenaient presque tous sur le seuil de leur porte pour attendre les pratiques. Mais la plupart d’entre eux avaient dans leurs étalages un ou deux habits d’officier avec les épaulettes, et intimidé par la splendeur de leurs marchandises, je me promenai longtemps avant d’offrir ma veste à personne.
Cette modestie reporta mon attention sur les boutiques de hardes à l’usage des matelots, et sur les magasins du genre de celui de M. Dolloby ; il y aurait eu trop d’ambition à m’adresser aux négociants d’un ordre plus relevé. Enfin je découvris une petite boutique dont l’aspect me parut favorable, au coin d’une petite ruelle qui se terminait par un champ d’orties entouré d’une barrière chargée d’habits de matelots que la boutique ne pouvait contenir, le tout entremêlé de vieux fusils, de berceaux d’enfants, de chapeaux de toile cirée et de paniers remplis d’une telle quantité de clefs rouillées, qu’il semblait que la collection en fut assez riche pour ouvrir toutes les portes du monde.
Je descendis quelques marches avec un peu d’émotion pour entrer dans cette boutique qui était petite et basse, et à peine éclairée par une fenêtre étroite qu’obscurcissaient des habits suspendus tout le long. Le cœur me battait, et mon trouble augmenta quand un vieillard affreux, avec une barbe grise, sortit précipitamment de son antre, derrière la boutique, et me saisit par les cheveux. Il était horrible à voir, et vêtu d’un gilet de flanelle très-sale, qui sentait terriblement le rhum. Son lit, couvert d’un lambeau d’étoffe déchirée, était placé dans le trou qu’il venait de quitter, et qu’éclairait une autre petite fenêtre par laquelle on apercevait encore un champ d’orties où broutait un âne boiteux.
« Qu’est-ce que vous voulez ? cria le vieillard d’un ton féroce Oh ! mes yeux, mes membres ! qu’est-ce que vous voulez ? Oh ! mes poumons, mon estomac ! qu’est-ce que vous voulez ? Oh ! Gocoo ! Gocoo ! »
Je fus si épouvanté par ces paroles, et surtout par cette dernière manifestation de son émotion, qui ressemblait à une sorte de râle inconnu, que je ne pus rien répondre, sur quoi le vieillard, qui me tenait toujours par les cheveux, reprit :
« Oh ! qu’est-ce que vous voulez ? Oh ! mes yeux, mes membres ! qu’est-ce que vous voulez ? Oh ! mes poumons, mon estomac ! que voulez-vous ? Oh ! Gocoo, » et il poussa ce dernier cri avec une telle énergie que les yeux lui sortaient de la tête.
– C’était pour savoir, dis-je en tremblant, si vous ne voudriez pas acheter une veste.
– Oh ! voyons la veste, cria le vieillard. Oh ! j’ai le cœur en feu ! voyons la veste. Oh ! mes yeux, mes membres ! montrez-moi cette veste. »
Là dessus il lâcha mes cheveux, et de ses mains tremblantes, qui ressemblaient aux serres d’un oiseau monstre, il ajusta sur son nez une paire de lunettes qui faisaient paraître ses yeux plus rouges encore.
« Oh ! combien demandez-vous de cette veste ? cria le vieillard après l’avoir examinée. Oh ! Gocoo ! combien en demandez-vous ?
– Trois shillings, répondis-je en me remettant un peu.
– Oh ! mes poumons, mon estomac ! non, cria le vieillard. Oh ! mes yeux ; non ! Oh ! mes membres ; non ! deux shillings Gocoo ! »
Toutes les fois qu’il poussait cette exclamation, les yeux semblaient prêts à lui sortir de la tête, et il prononçait toutes ses phrases sur une espèce d’air toujours le même, assez semblable à un coup de vent qui commence doucement, grossit, grossit, et finit par s’apaiser en grondant.
« Eh bien ! dis-je, enchanté d’avoir fini le marché, j’accepte deux shillings.
– Oh ! mon estomac ! cria le vieillard en jetant la veste sur une planche. Allez-vous-en. Oh ! mes poumons ! sortez de la boutique. Oh ! mes yeux, mes membres ! Gocoo ! Ne demandez pas d’argent ; faisons plutôt un troc. »
Je n’ai jamais été si effrayé de ma vie ; mais je lui dis humblement que j’avais besoin d’argent, et que tout autre objet me serait inutile ; seulement que je l’attendrais à la porte puisqu’il le désirait, et que je n’avais aucune envie de le presser. Je sortis donc de la boutique, et je m’assis à l’ombre dans un coin. Le temps s’écoula, le soleil m’atteignit dans ma retraite, puis disparut de nouveau, et j’attendais toujours mon argent.
J’espère, pour l’honneur de la corporation, qu’il n’y a jamais eu de fou, ni d’ivrogne pareil dans le négoce des vieux habits. Il était connu dans les environs comme jouissant de la réputation d’avoir vendu son âme au diable, à ce que j’appris bientôt par les visites qu’il recevait de tous les petits garçons du voisinage, qui faisaient à chaque instant irruption dans sa boutique, en lui criant, au nom de Satan, d’apporter son or.
« Tu n’es pas pauvre, Charlot, tu le sais bien ; tu as beau dire. Montre-nous ton or. Montre-nous l’or que le diable t’a donné en échange de ton âme. Allons ! va chercher dans ta paillasse, Charlot. Tu n’as qu’à la découdre, et nous donner ton or. »
Ces cris, accompagnés de l’offre d’un couteau pour accomplir l’opération, l’exaspéraient à un tel degré qu’il passait toute sa journée à se précipiter sur les petits garçons, qui se débattaient contre lui, puis s’échappaient de ses mains. Parfois, dans sa rage, il me prenait pour l’un d’entre eux, et se jetait sur moi en me faisant des grimaces comme s’il allait me mettre en pièces ; puis, me reconnaissant à temps, il rentrait dans la boutique et s’étendait sur son lit, à ce qu’il me semblait d’après la direction de la voix ; là il hurlait sur son ton ordinaire la Mort de Nelson , en plaçant un oh ! avant chaque vers de la complainte, et en parsemant le tout d’innombrables Gocoos. Pour mettre le comble à mes malheurs, les petits garçons des environs, me croyant attaché à l’établissement, vu la persévérance avec laquelle je restais, à moitié vêtu, assis devant la porte, me jetaient des pierres en me disant des injures tout le long du jour.
Il fit encore plusieurs efforts pour me persuader de consentir à un échange ; une fois il apparut avec une ligne à pécher, une autre fois avec un violon ; un chapeau à trois cornes et une flûte me furent successivement offerts. Mais je résistai à toutes ces ouvertures, et je restai devant sa porte, désespéré, le conjurant, les larmes aux yeux, de me donner mon argent ou ma veste. Enfin il commença à me payer sou par sou, et il se passa deux heures avant que nous fussions arrivés à un shilling.
« Oh ! mes yeux, mes membres ! se mit-il alors à crier en avançant son hideux visage hors de la boutique. Voulez-vous vous arranger de deux pence de plus ?
– Je ne peux pas, répondis-je, je mourrais de faim.
– Oh ! mes poumons, mon estomac ; trois pence.
– Je ne marchanderais pas plus longtemps pour quelques sous, si je pouvais, lui dis-je ; mais j’ai besoin de cet argent.
– Oh ! Go…coo ! (Il est impossible de rendre l’expression qu’il mit à cette exclamation, caché comme il était derrière le montant de la porte, et ne laissant voir que son rusé visage) ; voulez-vous partir pour quatre pence ? »
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