Une femme pensant avoir avalé une espingle avec son pain, crioit et se tourmentoit comme ayant une douleur insupportable au gosier, où elle pensoit la sentir arrestée : mais par ce qu'il n'y avoit ny enfleure ny alteration par le dehors, un habil'homme ayant jugé que ce n'estoit que fantasie et opinion, prise de quelque morceau de pain qui l'avoit picquée en passant, la fit vomir, et jetta à la desrobée dans ce qu'elle rendit, une espingle tortue. Cette femme cuidant l'avoir rendue, se sentit soudain deschargée de sa douleur. Je sçay qu'un gentil'homme ayant traicté chez luy une bonne compagnie, se vanta trois ou quatre jours apres par maniere de jeu (car il n'en estoit rien) de leur avoir faict manger un chat en paste : dequoy une damoyselle de la troupe print telle horreur, qu'en estant tombée en un grand dévoyement d'estomac et fievre, il fut impossible de la sauver. Les bestes mesmes se voyent comme nous, subjectes à la force de l'imagination : tesmoings les chiens, qui se laissent mourir de dueil de la perte de leurs maistres : nous les voyons aussi japper et tremousser en songe, hannir les chevaux et se debatre.
Mais tout cecy se peut rapporter à l'estroite cousture de l'esprit et du corps s'entre-communiquants leurs fortunes. C'est autre chose ; que l'imagination agisse quelque fois, non contre son corps seulement, mais contre le corps d'autruy. Et tout ainsi qu'un corps rejette son mal à son voisin, comme il se voit en la peste, en la verolle, et au mal des yeux, qui se chargent de l'un à l'autre :
Dum spectant oculi læsos, læduntur et ipsi :
Multaque corporibus transitione nocent.
Pareillement l'imagination esbranlée avecques vehemence, eslance des traits, qui puissent offencer l'object estrangier. L'ancienneté a tenu de certaines femmes en Scythie, qu'animées et courroussées contre quelqu'un, elles le tuoient du seul regard. Les tortues, et les autruches couvent leurs oeufs de la seule veuë, signe qu'ils y ont quelque vertu ejaculatrice. Et quant aux sorciers, on les dit avoir des yeux offensifs et nuisans.
Nescio quis teneros oculus mihi fascinat agnos.
Ce sont pour moy mauvais respondans que magiciens. Tant y a que nous voyons par experience, les femmes envoyer aux corps des enfans, qu'elles portent au ventre, des marques de leurs fantasies : tesmoin celle qui engendra le More. Et il fut presenté à Charles Roy de Boheme et Empereur, une fille d'aupres de Pise toute velue et herissée, que sa mere disoit avoir esté ainsi conceuë, à cause d'un'image de Sainct Jean Baptiste pendue en son lict. Des animaux il en est de mesmes : tesmoing les brebis de Jacob, et les perdris et lievres, que la neige blanchit aux montaignes. On vit dernierement chez moy un chat guestant un oyseau au hault d'un arbre, et s'estans fichez la veuë ferme l'un contre l'autre, quelque espace de temps, l'oyseau s'estre laissé choir comme mort entre les pates du chat, ou enyvré par sa propre imagination, ou attiré par quelque force attractive du chat. Ceux qui ayment la volerie ont ouy faire le conte du fauconnier, qui arrestant obstinément sa veuë contre un milan en l'air, gageoit, de la seule force de sa veuë le ramener contrebas : et le faisoit, à ce qu'on dit. Car les Histoires que j'emprunte, je les renvoye sur la conscience de ceux de qui je les prens.
Les discours sont à moy, et se tiennent par la preuve de la raison, non de l'experience ; chacun y peut joindre ses exemples : et qui n'en a point, qu'il ne laisse pas de croire qu'il en est assez, veu le nombre et varieté des accidens.
Si je ne comme bien, qu'un autre comme pour moy. Aussi en l'estude que je traitte, de noz moeurs et mouvements. les tesmoignages fabuleux, pourveu qu'ils soient possibles, y servent comme les vrais. Advenu ou non advenu, à Rome ou à Paris, à Jean ou à Pierre, c'est tousjours un tour de l'humaine capacité : duquel je suis utilement advisé par ce recit. Je le voy, et en fay mon profit, egalement en umbre qu'en corps. Et aux diverses leçons, qu'ont souvent les histoires, je prens à me servir de celle qui est la plus rare et memorable. Il y a des autheurs, desquels la fin c'est dire les evenements. La mienne, si j'y scavoye advenir, seroit dire sur ce qui peut advenir. Il est justement permis aux Escholes, de supposer des similitudes, quand ilz n'en ont point. Je n'en fay pas ainsi pourtant, et surpasse de ce costé là, en religion superstitieuse, toute foy historiale. Aux exemples que je tire ceans, de ce que j'ay leu, ouï, faict, ou dict, je me suis defendu d'oser alterer jusques aux plus legeres et inutiles circonstances, ma conscience ne falsifie pas un iota, mon inscience je ne sçay. Sur ce propos, j'entre par fois en pensée, qu'il puisse asses bien convenir à un Theologien, à un Philosophe, et telles gens d'exquise et exacte conscience et prudence, d'escrire l'histoire. Comment peuvent-ils engager leur foy sur une foy populaire ? comment respondre des pensées de personnes incognues ; et donner pour argent contant leurs conjectures ? Des actions à divers membres, qui se passent en leur presence, ils refuseroient d'en rendre tesmoignage, assermentez par un juge. Et n'ont homme si familier, des intentions duquel ils entreprennent de pleinement respondre. Je tien moins hazardeux d'escrire les choses passées, que presentes : d'autant que l'escrivain n'a à rendre compte que d'une verité empruntée. Aucuns me convient d'escrire les affaires de mon temps : estimants que je les voy d'une veuë moins blessée de passion, qu'un autre, et de plus pres, pour l'accés que fortune m'a donné aux chefs de divers partis. Mais ils ne disent pas, que pour la gloire de Salluste je n'en prendroys pas la peine : ennemy juré d'obligation, d'assiduité, de constance : qu'il n'est rien si contraire à mon stile, qu'une narration estendue. Je me recouppe si souvent, à faute d'haleine. Je n'ay ny composition ny explication, qui vaille. Ignorant au delà d'un enfant, des frases et vocables, qui servent aux choses plus communes. Pourtant ay-je prins à dire ce que je sçay dire : accommodant la matiere à ma force. Si j'en prenois qui me guidast, ma mesure pourroit faillir à la sienne. Que ma liberté, estant si libre, j'eusse publié des jugements, à mon gré mesme, et selon raison, illegitimes et punissables. Plutarche nous diroit volontiers de ce qu'il en a faict, que c'est l'ouvrage d'autruy, que ses exemples soient en tout et par tout veritables : qu'ils soient utiles à la posterité, et presentez d'un lustre, qui nous esclaire à la vertu, que c'est son ouvrage. Il n'est pas dangereux, comme en une drogue medicinale, en un compte ancien, qu'il soit ainsin ou ainsi.
Chapitre 21 - Le profit de l'un est dommage de l'autre
DEMADES Athenien condemna un homme de sa ville, qui faisoit mestier de vendre les choses necessaires aux enterremens, soubs tiltre de ce qu'il en demandoit trop de profit, et que ce profit ne luy pouvoit venir sans la mort de beaucoup de gens. Ce jugement semble estre mal pris ; d'autant qu'il ne se faict aucun profit qu'au dommage d'autruy, et qu'à ce compte il faudroit condamner toute sorte de guain.
Le marchand ne faict bien ses affaires, qu'à la débauche de la jeunesse : le laboureur à la cherté des bleds : l'architecte à la ruine des maisons : les officiers de la justice aux procez et querelles des hommes : l'honneur mesme et pratique des Ministres de la religion se tire de nostre mort et de noz vices. Nul medecin ne prent plaisir à la santé de ses amis mesmes, dit l'ancien Comique Grec ; ny soldat à la paix de sa ville : ainsi du reste. Et qui pis est, que chacun se sonde au dedans, il trouvera que nos souhaits interieurs pour la plus part naissent et se nourrissent aux despens d'autruy. Ce que considerant, il m'est venu en fantasie, comme nature ne se dement point en cela de sa generale police : car les Physiciens tiennent, que la naissance, nourrissement, et augmentation de chasque chose, est l'alteration et corruption d'un'autre.
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