« Qu’est-ce que cela ? dit-elle en jetant un coup d’œil interrogatif à M. Joseph.
– Parfait ! » dit-il. Sa bouche était pleine, et sa face toute rouge exprimait les jouissances de la mastication. « Ma mère, c’est aussi bon que les currys faits dans l’Inde.
– Oh ! j’en veux goûter, si c’est un plat indien, dit miss Rebecca. Il me semble que tout ce qui vient de là doit être excellent.
– Donnez du curry à miss Sharp, ma chère, » dit M. Sedley en riant.
Rebecca n’en avait goûté de sa vie.
« Eh bien ! trouvez vous toujours bon tout ce qui vient de l’Inde ? reprit M. Sedley.
– C’est excellent, dit Rebecca, que le poivre de Cayenne mettait à la torture.
– Prenez avec cela un chili , dit Joseph, qui commençait à faire attention.
– Un chili , dit Rebecca qui n’en pouvait plus. Oh ! oui. »
Et elle pensait qu’un chili était quelque chose de rafraîchissant. On lui en apporta un.
« Quelle couleur fraîche et verte ! » dit-elle.
Elle en mit un dans sa bouche ; c’était plus cuisant encore que le curry ; elle ne put l’endurer plus longtemps. Elle laissa tomber sa fourchette.
« De l’eau ! pour l’amour du ciel, de l’eau ! » s’écria-t-elle.
M. Sedley éclatait de rire ; c’était un homme épais, un habitué de la Bourse, où l’on aime bien ces plaisanteries à bout portant.
« C’est ce qu’il y a de plus indien, je vous assure, ajouta-t-il. Sambo, donnez de l’eau à miss Sharp. »
L’hilarité paternelle trouva de l’écho auprès de Joseph, auquel le tour parut excellent. Les dames rirent peu ; elles pensaient aux cruelles souffrances de la pauvre Rebecca. Pour Rebecca, elle aurait étranglé de bon cœur le vieux Sedley ; mais elle avala la mortification aussi bien qu’elle avait fait auparavant de l’abominable curry, et, aussitôt qu’elle put parler, elle dit d’un air de bonne humeur :
« J’aurais dû me rappeler le poivre que les princesses de Perse mettent dans leurs tartes à la crème, suivant les Mille et une nuits . Assaisonnez-vous donc dans l’Inde vos tartes à la crème avec du poivre de Cayenne, monsieur ? »
Le vieux Sedley se remit à rire, et pensa que décidément Rebecca avait un bon caractère. Joseph repartit simplement :
« Des tartes à la crème, mademoiselle ? Notre crème ne vaut rien au Bengale ; nous n’avons le plus souvent que du lait de chèvre, et j’ai fini par m’y habituer.
– Maintenant, vous n’aimez plus du tout ce qui vient de l’Inde ? » dit le vieux père ; mais quand les dames se furent retirées, le rusé compère dit à son fils : « Prenez garde, Joe, cette fille veut vous faire tomber dans ses filets.
– Peuh ! je ne la crains pas, dit Joseph très-flatté de cette remarque. Je me rappelle qu’il y avait à Dumdum une fille : c’était celle de Cutler, qui était dans l’artillerie ; elle épousa peu après Lance, le chirurgien, qui nous en fit voir des siennes, l’an IV, à moi et à Mulligatawney, dont je vous ai parlé avant dîner ; c’était un bon diable que ce Mulligatawney. Il est maintenant magistrat à Budgebudge, et je suis sûr qu’il sera du conseil avant cinq ans. Eh bien ! monsieur, l’artillerie donna un bal, et Quintin, du 14e régiment du roi, me dit : « Sedley, je parie avec vous, double contre simple, qu’avant les pluies, Sophie Cutler vous aura englué. – Convenu, dis-je… Par ma foi, voilà un bordeaux qui est des meilleurs ; est-il d’Adamson ou de Carbonell ? »
Un léger ronflement fut la seule réponse. L’honnête agent de change s’était endormi, et l’histoire de Joseph fut perdue pour ce jour-là. Heureusement qu’il était très-communicatif dans les réunions d’hommes, et qu’il a répété ce conte délicieux à plus de cent reprises à son apothicaire, le docteur Gollop, quand celui-ci venait s’informer de son foie et de ses pilules.
À cause de sa mauvaise santé, Joseph Sedley se contenta d’une bouteille de bordeaux après son madère, puis dépêcha deux assiettées de fraises et de crème et vingt-quatre gâteaux qu’on avait laissés dans une assiette auprès de lui. Nous pouvons assurer de plus, car les nouvellistes ont le privilége de tout savoir, qu’il pensa beaucoup aux jeunes filles qui étaient à l’étage au-dessus. « C’est, ma foi, une vive, aimable et gentille créature, pensa-t-il en lui-même. Comme elle me regardait quand je lui ai ramassé son mouchoir à dîner ! Elle l’a laissé tomber deux fois. Qui est-ce qui chante maintenant au salon ? Je vais aller voir. »
Mais sa timidité vint encore l’arrêter avec une force insurmontable. Son père était endormi. Son chapeau se trouvait dans la pièce. Il y avait là un fiacre tout prêt à partir pour Southampton-Row.
« Je vais aller voir les Quarante voleurs , dit-il, et les nouveaux pas de miss Decamp. »
Et, sur cela, il s’esquiva tout doucement sur la pointe des pieds, sans réveiller son digne père.
« Voilà Joseph qui sort, dit Amélia à la fenêtre du salon, pendant que Rebecca chantait au piano.
– Miss Sharp lui a fait peur, dit mistress Sedley, pauvre Joe, sera-t-il donc toujours aussi timide ? »
1C’est ce que nos restaurateurs appellent curriks ou achards de l’Inde . ( Note du traducteur.)
CHAPITRE IV.
La bourse de soie verte.
Les terreurs du pauvre Joe se prolongèrent deux ou trois jours, pendant lesquels il ne se montra point dans la maison. Miss Rebecca ne prononça même pas son nom ; elle témoignait à mistress Sedley une respectueuse reconnaissance, prenait grand plaisir à visiter les magasins, et s’extasiait au théâtre avec une admiration à laquelle se laissait prendre la bonne dame. Un jour Amélia eut mal à la tête et ne put aller à une partie de plaisir où on avait convié les deux jeunes filles. Rien ne put déterminer son amie à s’y rendre sans elle.
« Vous avez fait entrer le bonheur et l’affection dans la vie de la pauvre orpheline, et elle vous quitterait ? Non, jamais ! »
En même temps les yeux de Rebecca se remplissaient de larmes, et mistress Sedley ne pouvait s’empêcher d’avouer que l’amie de sa fille lui ressemblait par sa charmante sensibilité.
Quant aux bons mots de M. Sedley, Rebecca en riait de si bon cœur et avec une telle persévérance, que le bonhomme en était ravi. Ce n’était pas seulement auprès des chefs de la famille que miss Sharp se trouvait en faveur ; elle était au mieux avec mistress Blenkinsop, pour avoir pris le plus grand intérêt à la confection de ses confitures de framboises, opération qui s’accomplissait alors dans la salle des conserves de la maison. Elle continuait à appeler Sambo son bon monsieur, ou monsieur Sambo, à la grande satisfaction de cet honnête domestique ; elle s’excusait auprès de la femme de chambre de la peine qu’elle lui donnait en la sonnant, et cela avec une si grande douceur, une si grande humilité, qu’on la prônait autant à l’office qu’au salon.
Une fois, en regardant des dessins qu’Amélia avait fait venir de la pension, il lui en tomba un entre les mains qui la fit soudain éclater en larmes et quitter la chambre. C’était le jour où Joe Sedley faisait sa seconde apparition.
Amélia monta auprès de son amie pour connaître la cause de ce chagrin ; cette excellente jeune fille revint sans Rebecca, mais elle était pour le moins aussi affectée qu’elle.
« Vous savez, maman, que son père était notre maître de dessin. Il faisait toujours ce qu’il y avait de mieux dans notre travail.
– Oui, chère enfant, je me rappelle que j’ai entendu dire à miss Pinkerton qu’il n’y touchait pas, mais qu’il leur donnait le coup de force.
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