Miss Crawley était à peine arrivée au château que, par sa puissance fascinatrice, Rebecca avait déjà gagné le cœur de cette excellente vieille évaporée, comme elle avait réussi à emporter celui des innocents campagnards dont nous venons de tracer les portraits.
Un jour, en allant à sa promenade accoutumée, elle jugea à propos de demander la compagnie de la petite gouvernante. La promenade n’était pas finie que Rebecca s’était déjà concilié les affections de la vieille dame. Elle avait daigné sourire quatre fois et s’amuser pendant tout le temps de la route.
« Et pourquoi miss Sharp ne dîne-t-elle pas avec nous ? dit-elle à sir Pitt qui avait arrangé un dîner d’apparat et invité tous les baronnets du voisinage. Mon cher, vous ne supposez pas que je veuille parler poupons avec lady Fuddleston, ou procédure avec cette vieille oie de sir Giles Wapshot ! Je réclame une place pour Sharp. Que lady Crawley reste dans sa chambre si nous sommes au complet ; mais la petite miss Sharp aura son couvert ; de tout le comté, c’est la seule personne avec qui l’on puisse causer ! »
Après un désir aussi impératif, on donna avis à miss Sharp la gouvernante qu’elle aurait à dîner au rez-de-chaussée avec l’illustre compagnie ; et tandis que sir Huddleston, après avoir en grande pompe et en grande cérémonie conduit miss Crawley dans la salle à manger, se disposait à prendre place à côté d’elle, la vieille dame cria d’une voix aiguë :
« Becky Sharp, miss Sharp ! venez à côté de moi, vous m’amuserez pendant le dîner ; sir Huddleston ira s’asseoir près de lady Wapshot. »
Quand la soirée fut terminée, que les voitures furent parties, l’insatiable miss Crawley répétait encore :
« Venez avec moi dans mon cabinet de toilette ; nous mettrons la compagnie à toute sauce. »
Et cette paire d’amies s’en acquitta à qui mieux mieux. Le vieux sir Huddleston avait soufflé comme une baleine pendant tout le dîner. Sir Giles Wapshot avait une manière à lui d’avaler sa soupe par une bruyante aspiration ; sa femme clignait de l’œil gauche. Becky faisait à ravir la charge de tous ces travers, aussi bien que des incidents de la conversation dans le cours de la soirée, sur la politique, la guerre, les sessions du parlement, graves et importants sujets de toute conversation entre gentilshommes campagnards. Quant à l’ébouriffante toilette de miss Wapshot, au fameux chapeau jaune de lady Fuddleston, miss Sharp les mettait en morceaux, au grand amusement de celle qui l’écoutait.
« Ma chère, vous êtes une vraie trouvaille, s’écriait miss Crawley ; je voudrais vous emmener avec moi à Londres, mais je ne pourrais pas faire de vous mon plastron comme de cette pauvre Briggs. Non ! non ! vous êtes trop espiègle, trop fière, n’est-ce pas, Firkin ? »
Mistress Firkin, qui arrangeait les cheveux clair-semés sur le crâne de miss Crawley, secoua la tête et dit avec un air des plus sardoniques :
« Oui, mademoiselle est très-fine. »
Mistress Firkin éprouvait cette jalousie naturelle et commune aux plus honnêtes femmes à l’égard des autres personnes de leur sexe.
Après s’être débarrassée ainsi de sir Huddleston Fuddleston, miss Crawley établit qu’à l’avenir Rawdon Crawley lui donnerait le bras pour aller à table, et que Becky lui porterait son coussin, ou qu’à son choix elle donnerait le bras à Becky et le coussin à Rawdon.
« Nous sommes faits pour être ensemble, disait-elle. Nous sommes, ma toute belle, les seuls vrais chrétiens du comté. »
Elle ne donnait point par là une bien haute idée de la religion de l’endroit.
À côté de ses belles dispositions religieuses, miss Crawley affichait, comme nous l’avons dit, des opinions ultra-libérales, et ne manquait jamais l’occasion de les laisser percer de la manière la plus franche.
« Belle chose que la naissance, ma chère ! disait-elle à Rebecca, voyez mon frère Pitt, voyez les Huddleston, qui sont ici depuis Henri II, voyez cette pauvre Bute au presbytère. Y en a-t-il un parmi ces gens-là qui vous vaille en intelligence, en bonnes manières ? Vous valoir ? ils ne valent pas même cette pauvre chère Briggs, ma demoiselle de compagnie, ou Rinceur, mon sommelier. Mais vous, mon amour, vous êtes un petit prodige, un vrai bijou ; vous avez plus de cervelle dans votre tête que tout le comté ensemble ; si le mérite était à sa place dans ce monde, vous seriez duchesse. Mais non, il ne devrait point y avoir de duchesses du tout, et vous ne devriez avoir personne au-dessus de vous. À mes yeux, mon ange, vous êtes autant que moi, et sous tous les rapports. Mettez un peu de charbon dans le feu, ma chère. Voulez-vous prendre cette robe pour y faire quelques changements ? vous travaillez comme une fée. »
C’est ainsi que cette vieille égalitaire chargeait son ange de ses commissions et de ses reprises, et lui faisait lire des romans tous les soirs jusqu’au moment où elle s’endormait.
À l’époque où nous sommes, le monde élégant venait d’être mis en révolution par deux aventures qui, comme le disaient les journaux du temps, avaient de quoi donner de la besogne aux docteurs à longue robe. L’enseigne Shafton était parti avec lady Barbara Fitzurze, fille du comte des Brouillards et riche héritière. D’autre part, Vere-Vane, homme de quarante ans sonnés, connu jusqu’alors pour sa conduite irréprochable et à la tête d’une nombreuse famille, avait, d’une façon subite et scandaleuse, quitté sa maison pour les beaux yeux d’une actrice, mistress Rougemont, âgée de soixante-cinq ans.
« C’était aussi ce qu’on avait de mieux à dire en faveur de ce cher lord Nelson, disait miss Crawley ; il aurait fait le diable pour une femme. Un homme qui se conduit ainsi ne peut manquer d’avoir du bon. J’adore ces mariages d’inclination. Un noble, à mon sens, ne peut mieux faire que d’épouser la fille d’un meunier… Voyez lord Flowerdale… Aussi toutes les femmes sont furieuses. Je voudrais vous voir enlever, ma chère, par quelque noble amant ; vous êtes assez jolie pour cela, au moins.
– Avec deux postillons !… oh ! ce serait charmant, laissa échapper Rebecca.
– Et après, ce que j’aime le plus, c’est de voir un pauvre diable épouser une jeune héritière. Je parierais que Rawdon finira par enlever quelque femme.
– Une riche ou une pauvre ?
– Ah ! que vous êtes simple ! Rawdon n’aurait pas un schelling sans ce que je lui donne. Il est criblé de dettes. Il a à refaire sa fortune et à s’avancer dans le monde.
– Est-il donc fort habile ? demanda Rebecca.
– Habile, ma chérie ? Il ne voit rien au monde au delà de ses chevaux, de son régiment, de ses équipages de chasse, des plaisirs du jeu. Mais il réussira ; c’est un si délicieux mauvais sujet ! Savez-vous qu’il a tué un homme et envoyé une balle dans le chapeau d’un père qu’il avait outragé ? On l’adore à son régiment. Tous les jeunes gens de chez Vatier et du Cocotier ne jurent que par lui. »
Quand miss Rebecca Sharp écrivait à sa tendre amie le récit du petit bal de Crawley-la-Reine et la manière dont elle avait été distinguée pour la première fois par le capitaine Crawley, elle ne faisait pas une relation tout à fait exacte des faits. Le capitaine l’avait distinguée nombre de fois auparavant. Le capitaine l’avait rencontrée dans maintes promenades. Le capitaine s’était trouvé en face d’elle dans mille couloirs et passages. Vingt fois dans une soirée, le capitaine se penchait sur le piano où elle chantait.
Pendant ce temps, milady restait dans sa chambre, se trouvait indisposée et on n’y prenait même pas garde.
Le capitaine avait écrit des billets à Rebecca avec les plus beaux jambages et la plus belle orthographe que pouvait y mettre un dragon à peine dégrossi. Mais l’épaisseur est une qualité qui réussit tout comme une autre auprès des femmes. Au premier billet qu’il déposa entre les feuillets de la romance que chantait la petite gouvernante, celle-ci se leva, le regarda fixement, et, prenant du bout des doigts le poulet triangulaire, s’en amusa comme d’un chapeau à cornes ; puis s’avançant droit à l’ennemi, elle jeta le message au feu, fit une profonde révérence, et allant reprendre sa place, se mit à chanter plus gaiement qu’auparavant.
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