Chère demoiselle ! qui pourrait dire le degré d’affection et d’enthousiasme contenu dans ce tant ?
Miss Wirt et ces deux charitables jeunes filles s’extasiaient si hautement et si souvent en présence de George Osborne sur l’énormité du sacrifice qu’il faisait et sur sa générosité chevaleresque à se mettre ainsi aux pieds d’Amélia, que je ne serais pas éloigné de croire qu’il se regardait comme un des soldats les plus méritants de l’armée anglaise, et qu’il se laissait adorer par esprit de résignation.
Toutefois, s’il quittait la maison tous les matins, comme on l’a dit, s’il dînait dehors six jours par semaine, ce qui le faisait passer auprès de ses sœurs pour un jeune passionné, toujours fourré dans les jupons de miss Sedley, il n’en allait pas plus souvent pour cela chez Amélia, malgré toutes les suppositions possibles. Plus d’une fois, le capitaine Dobbin étant allé rendre visite à son ami, miss Osborne (cette demoiselle accordait au capitaine une attention particulière et aimait beaucoup à entendre ses histoires militaires et à apprendre des nouvelles de sa chère maman), miss Osborne lui désignait en riant l’autre côté du Square et lui disait :
« Oh ! pour trouver George, vous n’avez qu’à aller chez les Sedley ; nous ne le voyons plus de la journée. »
Alors le capitaine prenait un rire maladroit et contraint et détournait la conversation, comme un homme qui a un grand usage du monde, sur quelque lieu commun d’un intérêt général, comme l’Opéra, le dernier bal du prince à Carlton-House, la pluie et le beau temps, cette suprême ressource des salons.
« Qu’il est innocent votre bien-aimé ! disait Maria à miss Jane après le départ du capitaine ; avez-vous remarqué sa rougeur quand je lui ai parlé de George occupé à faire sa cour ?
– C’est dommage que Frédérick Bullock n’ait pas un peu de sa retenue, Maria, répliqua la sœur aînée avec un hochement de tête.
– De la retenue ! vous voulez dire de la gaucherie, Jane. Je n’ai pas besoin que Frédérick vienne faire un accroc à ma robe de mousseline, comme le capitaine Dobbin à la vôtre chez MM. Perkins.
– À votre robe, lui, lui ! demanda miss Wirt ; comment a-t-il fait cela ? Est-ce qu’il ne dansait pas avec Amélia ? »
De fait, lorsque le capitaine Dobbin rougissait et regardait d’une façon si gauche, c’est qu’il pensait à quelque chose dont il ne jugeait pas à propos d’informer ces jeunes dames, à savoir qu’il avait déjà passé par la maison de M. Sedley, sous le prétexte tout naturel de voir George. George n’y était point, et Dobbin avait trouvé la pauvre petite Amélia toute seule, assise à la fenêtre du salon, avec un air triste et pensif.
Après quelques paroles insignifiantes et banales, elle s’était aventurée à demander s’il était vrai que le régiment eût reçu un ordre de départ prochain, et si le capitaine Dobbin avait vu M. Osborne ce jour-là.
Le régiment n’avait point reçu d’ordre de départ, et le capitaine Dobbin n’avait pas vu George.
« Il est très-probablement avec sa sœur, avait articulé le capitaine ; faut-il y aller et relancer ce paresseux ? »
Elle lui avait tendu la main en signe de remercîment, et on l’avait vu traverser la place.
Elle attendit, elle attendit longtemps, et George ne vint pas.
Pauvre petit cœur ! toujours à espérer et à battre, toujours patient et plein de foi ! Qu’y a-t-il à décrire dans cette vie-là ? Ah ! l’on n’y trouve point ce qu’on appelle des incidents. Tout le long du jour, c’est le même sentiment : « Quand viendra-t-il ? » Même pensée le soir en s’endormant, le matin au réveil. Et George jouait au billard avec le capitaine Cannon dans Swallow-Street, pendant qu’Amélia s’informait de lui auprès du capitaine Dobbin ; car c’était un joyeux et aimable compagnon, et il excellait à tous les jeux d’adresse.
Une fois, après trois jours d’absence, miss Amélia prit son chapeau et se rendit chez les Osborne.
« Quoi ! vous laissez notre frère pour venir nous voir ? dirent les jeunes filles ; vous vous êtes donc querellés, Amélia ? Contez-nous cela ! »
Non, il n’y avait pas eu de querelle.
« Qui pourrait se quereller avec lui ? » répondit-elle les yeux remplis de larmes.
Elle venait seulement pour… voir ses chères amies, avec lesquelles elle ne s’était point trouvée depuis si longtemps.
Ce jour-là, elle fut si maladroite et si gauche que les demoiselles Osborne et leur gouvernante, qui étaient toujours aux carreaux pour la voir s’en aller, s’étonnèrent de plus en plus que George pût trouver quelque chose de bien dans cette pauvre petite Amélia.
Et pourquoi aurait-elle livré son timide et tendre cœur à l’inspection de ces jeunes demoiselles, à leurs yeux noirs et assurés ? Il valait mieux le cacher et le replier sur lui-même. Je sais bien que les demoiselles Osborne excellaient à donner leur avis sur un châle de cachemire ou une jupe de satin rose. Quand miss Turner avait fait teindre le sien en pourpre, quand miss Pickford avait métamorphosé sa palatine d’hermine en manchon et en garnitures, je vous assure que ces changements n’avaient point échappé à ces pénétrantes demoiselles. Mais, voyez-vous, il y a des choses plus délicates que la fourrure ou le satin, que les splendeurs de Salomon, que toute la garde-robe de la reine de Saba, des choses dont la beauté échappe à l’œil de plus d’un connaisseur. Il faut du soin pour pénétrer ces douces et tendres âmes, semblables à ces fleurs parfumées qui s’épanouissent dans l’ombre et la solitude, tandis que vous avez les yeux crevés par d’autres grandes fleurs aussi larges que des bassinoires de cuivre et qui ont la prétention de détrôner le soleil. Miss Sedley n’était pas une fleur de cette dernière espèce.
Une bonne jeune fille, placée sous l’aile maternelle, ne peut nous offrir de ces péripéties émouvantes auxquelles prétendent les héroïnes de roman. On peut voir les vieux oiseaux se débattre contre les piéges ou fuir devant le fusil du chasseur ; les voraces éperviers peuvent les poursuivre, et alors il faut ou se dérober à leurs griffes ou se résigner à périr. Mais les petits oiseaux qui sont encore au nid mènent, dans le duvet et dans la mousse, une existence paisible et peu romanesque. Leur tour viendra aussi de prendre leur essor. Becky Sharp, dans la province, volait de ses propres ailes, sautant de branches en branches au milieu d’une infinité de piéges, et de côté et d’autre elle ramassait sa pâture avec assez de bonheur et de succès ; Amélia, au contraire, coulait une vie douce dans son nid de Russell-Square. Allait-elle dans le monde, c’était sous la conduite de personnes plus âgées. Et puis aucun malheur ne semblait pouvoir l’atteindre dans cette maison où régnaient l’opulence et le bien-être, où elle se sentait toujours protégée par la plus vive affection.
Maman avait à s’occuper de ses affaires de ménage, de ses promenades du jour, de cette délicieuse tournée dans les plus beaux magasins, tout ce qui constitue l’amusement ou la profession, comme il vous plaira de l’appeler, des riches ladies de Londres. Papa dirigeait ses mystérieuses opérations au milieu de la Cité, centre d’agitation à cette époque, où la guerre embrasait l’Europe, où l’on jouait des royaumes. Alors le journal le Courrier comptait dix mille souscripteurs. Un jour on annonçait la bataille de Vittoria, un autre jour l’incendie de Moscou ; ou bien c’était le crieur public qui, en passant à l’heure du dîner sous les fenêtres de Russell-Square, faisait entendre les paroles suivantes : Bataille de Leipsick ; – six cent mille hommes engagés ; – déroute complète des Français ; – deux cent mille morts . Le vieux Sedley était rentré une ou deux fois à la maison avec un air préoccupé ; il n’y avait rien d’étonnant à cela, lorsque de telles nouvelles bouleversaient tous les cœurs et toutes les banques de l’Europe.
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