– Très bien ! dit Bouvard on a du temps devant soi ! Il allait prendre un fermier ; ensuite, on verrait. Nous ne serons pas plus malheureux qu’autrefois ! seulement nous voilà forcés à des économies !
Elles contrariaient Pécuchet à cause du jardinage, et quelques jours après, il dit :
– Nous devrions nous livrer exclusivement à l’arboriculture, non pour le plaisir, mais comme spéculation ! – Une poire qui revient à trois sols est quelquefois vendue dans la capitale jusqu’à des cinq et six francs ! Des jardiniers se font avec les abricots vingt-cinq mille livres de rentes ! À Saint Pétersbourg pendant l’hiver, on paie le raisin un napoléon la grappe ! C’est une belle industrie, tu en conviendras ! Et qu’est-ce que ça coûte ? des soins, du fumier, et le repassage d’une serpette !
Il monta tellement l’imagination de Bouvard, que tout de suite, ils cherchèrent dans leurs livres une nomenclature de plants à acheter ; – et ayant choisi des noms qui leur paraissaient merveilleux, ils s’adressèrent à un pépiniériste de Falaise, lequel s’empressa de leur fournir trois cents tiges dont il ne trouvait pas le placement.
Ils avaient fait venir un serrurier pour les tuteurs, un quincaillier pour les raidisseurs, un charpentier pour les supports. Les formes des arbres étaient d’avance dessinées. Des morceaux de latte sur le mur figuraient des candélabres. Deux poteaux à chaque bout des plates-bandes guindaient horizontalement des fils de fer ; – et dans le verger, des cerceaux indiquaient la structure des vases, des baguettes en cône celle des pyramides – si bien qu’en arrivant chez eux, on croyait voir les pièces de quelque machine inconnue, ou la carcasse d’un feu d’artifice.
Les trous étant creusés, ils coupèrent l’extrémité de toutes les racines, bonnes ou mauvaises, et les enfouirent dans un compost. Six mois après, les plants étaient morts. Nouvelles commandes au pépiniériste, et plantations nouvelles, dans des trous encore plus profonds ! Mais la pluie détrempant le sol, les greffes d’elles-mêmes s’enterrèrent et les arbres s’affranchirent.
Le printemps venu, Pécuchet se mit à la taille des poiriers. il n’abattit pas les flèches, respecta les lambourdes ; – et s’obstinant à vouloir coucher d’équerre les duchesses qui devaient former les cordons unilatéraux, il les cassait ou les arrachait, invariablement. Quant aux pêchers, il s’embrouilla dans les sur-mères, les sous-mères, et les deuxièmes sous-mères. Des vides et des pleins se présentaient toujours où il n’en fallait pas ; – et impossible d’obtenir sur l’espalier un rectangle parfait, avec six branches à droite et six à gauche, – non compris les deux principales, le tout formant une belle arête de poisson.
Bouvard tâcha de conduire les abricotiers. Ils se révoltèrent. Il abattit leurs troncs à ras du sol ; aucun ne repoussa. Les cerisiers, auxquels il avait fait des entailles, produisirent de la gomme.
D’abord ils taillèrent très long, ce qui éteignait les yeux de la base, puis trop court, ce qui amenait des gourmands : et souvent ils hésitaient ne sachant pas distinguer les boutons à bois des boutons à fleurs. Ils s’étaient réjouis d’avoir des fleurs : mais ayant reconnu leur faute, ils en arrachaient les trois quarts, pour fortifier le reste.
Incessamment, ils parlaient de la sève et du cambium, du palissage, du cassage, de l’éborgnage. Ils avaient au milieu de leur salle à manger, dans un cadre, la liste de leurs élèves, avec un numéro qui se répétait dans le jardin, sur un petit morceau de bois, au pied de l’arbre.
Levés dès l’aube, ils travaillaient jusqu’à la nuit, le porte-jonc à la ceinture. Par les froides matinées de printemps Bouvard gardait sa veste de tricot sous sa blouse, Pécuchet sa vieille redingote sous sa serpillière ; – et les gens qui passaient le long de la claire-voie les entendaient tousser dans le brouillard.
Quelquefois Pécuchet tirait de sa poche son manuel ; et il en étudiait un paragraphe, debout, avec sa bêche auprès de lui, dans la pose du jardinier qui décorait le frontispice du livre. Cette ressemblance le flatta même beaucoup. Il en conçut plus d’estime pour l’auteur.
Bouvard était continuellement juché sur une haute échelle devant les pyramides. Un jour, il fut pris d’un étourdissement – et n’osant plus descendre, cria pour que Pécuchet vînt à son secours.
Enfin des poires parurent ; et le verger avait des prunes. Alors ils employèrent contre les oiseaux tous les artifices recommandés. Mais les fragments de glace miroitaient à éblouir, la cliquette du moulin à vent les réveillait pendant la nuit – et les moineaux perchaient sur le mannequin. Ils en firent un second, et même un troisième, dont ils varièrent le costume, inutilement.
Cependant, ils pouvaient espérer quelques fruits. Pécuchet venait d’en remettre la note à Bouvard quand tout à coup le tonnerre retentit et la pluie tomba, – une pluie lourde et violente. Le vent, par intervalles, secouait toute la surface de l’espalier. Les tuteurs s’abattaient l’un après l’autre – et les malheureuses quenouilles en se balançant entrechoquaient leurs poires.
Pécuchet surpris par l’averse s’était réfugié dans la cahute. Bouvard se tenait dans la cuisine. Ils voyaient tourbillonner devant eux, des éclats de bois, des branches, des ardoises ; – et les femmes de marin qui sur la côte, à dix lieues de là regardaient la mer, n’avaient pas l’œil plus tendu et le cœur plus serré. Puis tout à coup, les supports et les barres des contre-espaliers avec le treillage, s’abattirent sur les plates-bandes.
Quel tableau, quand ils firent leur inspection ! Les cerises et les prunes couvraient l’herbe entre les grêlons qui fondaient. Les passe-colmar étaient perdus, comme le Bési-des-vétérans et les Triomphes-de-Jodoigne. À peine, s’il restait parmi les pommes quelques bons-papas. Et douze Tétons-de-Vénus, toute la récolte des pêches, roulaient dans les flaques d’eau, au bord des buis déracinés.
Après le dîner, où ils mangèrent fort peu, Pécuchet dit avec douceur :
– Nous ferions bien de voir à la ferme, s’il n’est pas arrivé quelque chose ?
– Bah ! pour découvrir encore des sujets de tristesse !
– Peut-être ? car nous ne sommes guère favorisés ! – et ils se plaignirent de la Providence et de la Nature.
Bouvard, le coude sur la table, poussait sa petite susurration – et, comme toutes les douleurs se tiennent, les anciens projets agricoles lui revinrent à la mémoire, particulièrement la féculerie et un nouveau genre de fromages.
Pécuchet respirait bruyamment ; – et tout en se fourrant dans les narines des prises de tabac, il songeait que si le sort l’avait voulu, il ferait maintenant partie d’une société d’agriculture, brillerait aux expositions, serait cité dans les journaux.
Bouvard promena autour de lui des yeux chagrins.
– Ma foi ! j’ai envie de me débarrasser de tout cela, pour nous établir autre part !
– Comme tu voudras dit Pécuchet ; – et un moment après :
– Les auteurs nous recommandent de supprimer tout canal direct. La sève, par là, se trouve contrariée, et l’arbre forcément en souffre. Pour se bien porter, il faudrait qu’il n’eût pas de fruits. Cependant, ceux qu’on ne taille et qu’on ne fume jamais en produisent – de moins gros, c’est vrai, mais de plus savoureux. J’exige qu’on m’en donne la raison ! – et, non seulement, chaque espèce réclame des soins particuliers, mais encore chaque individu, suivant le climat, la température, un tas de choses ! où est la règle, alors ? et quel espoir avons-nous d’aucun succès ou bénéfice ?
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