Mais, cette nuit-là, les intentions de Limézy aboutissaient toujours à des actes contraires. Dès qu’il eut quitté le docteur, et, bien qu’il ne démordît pas de son projet, il s’en revint vers la station avec un nouveau plan, qui consistait à enfourcher le cheval d’un gendarme et à déterminer ainsi le succès de l’entreprise.
Il avait observé que les trois chevaux de la maréchaussée se trouvaient sous un hangar devant lequel veillait un homme d’équipe. Il y parvint. L’homme d’équipe dormait à la lueur d’un falot. Raoul tira son couteau pour couper l’une des attaches, mais, au lieu de cela, il se mit à couper, doucement, avec toutes les précautions imaginables, les sangles desserrées des trois chevaux, et les courroies des brides.
Ainsi la poursuite de la demoiselle aux yeux verts, quand on s’apercevrait de sa disparition, devenait impossible.
« Je ne sais pas trop ce que je fais, se dit Raoul en regagnant son compartiment. J’ai cette gredine en horreur. Rien ne me serait plus agréable que de la livrer à la justice et de tenir mon serment de vengeance. Or, tous mes efforts ne tendent qu’à la sauver. Pourquoi ? »
La réponse à cette question, il la connaissait bien. S’il s’était intéressé à la jeune fille parce qu’elle avait des yeux couleur de jade, comment ne l’eût-il pas protégée maintenant qu’il l’avait sentie si près de lui, toute défaillante et ses lèvres sur les siennes ? Est-ce qu’on livre une femme dont on a baisé la bouche ? Meurtrière, soit. Mais elle avait frémi sous la caresse et il comprenait que rien au monde ne pourrait faire désormais qu’il ne la défendît pas envers et contre tous. Pour lui l’ardent baiser de cette nuit dominait tout le drame et toutes les résolutions auxquelles son instinct, plutôt que sa raison, lui ordonnait de se rallier.
C’est pourquoi il devait reprendre contact avec Marescal afin de connaître le résultat de ses recherches, et le revoir également à propos de la jeune Anglaise et de cette sacoche que Constance Bakefield lui avait recommandée.
Deux heures plus tard, Marescal se laissait tomber, harassé de fatigue, en face de la banquette où, dans le wagon détaché, Raoul attendait paisiblement. Réveillé en sursaut, celui-ci fit la lumière, et, voyant le visage décomposé du commissaire, sa raie bouleversée, et sa moustache tombante, s’écria :
– Qu’y a-t-il donc, monsieur le commissaire ? Vous êtes méconnaissable !
Marescal balbutia :
– Vous ne savez donc pas ? Vous n’avez pas entendu ?
– Rien du tout. Je n’ai rien entendu depuis que vous avez refermé cette porte sur moi.
– Évadé !
– Qui ?
– L’assassin !
– On l’avait donc pris ?
– Oui.
– Lequel des deux ?
– La femme.
– C’était donc bien une femme ?
– Oui.
– Et on n’a pas su la garder ?
– Si. Seulement...
– Seulement, quoi ?
– C’était un paquet de linge.
En renonçant à poursuivre les fugitifs, Raoul avait certainement obéi, entre autres motifs, à un besoin immédiat de revanche. Bafoué, il voulait bafouer à son tour, et se moquer d’un autre comme on s’était moqué de lui. Marescal était là, victime désignée, Marescal auquel il espérait bien d’ailleurs arracher d’autres confidences, et dont l’effondrement lui procura aussitôt une émotion délicate.
– C’est une catastrophe, dit-il.
– Une catastrophe, affirma le commissaire.
– Et vous n’avez aucune donnée ?
– Pas la moindre.
– Aucune trace nouvelle du complice ?
– Quel complice ?
– Celui qui a combiné l’évasion ?
– Mais il n’y est pour rien ! Nous connaissons les empreintes de ses chaussures, relevées un peu partout, dans les bois principalement. Or, au sortir de la gare, dans une flaque de boue, côte à côte avec la marque du soulier sans talon, on a recueilli des empreintes toutes différentes... un pied plus petit... des semelles plus pointues.
Raoul ramena le plus possible sous la banquette ses bottines boueuses et questionna, très intéressé :
– Alors il y aurait quelqu’un... en dehors ?
– Indubitablement. Et, selon moi, ce quelqu’un aura fui avec la meurtrière en utilisant la voiture du médecin.
– Du médecin ?
– Sans quoi on l’aurait vu, lui, ce médecin ! Et, si on ne l’a pas vu, c’est qu’il aura été jeté à bas de sa voiture et enfoui dans quelque trou.
– Une voiture, ça se rattrape.
– Comment ?
– Les chevaux des gendarmes...
– J’ai couru vers le hangar où on les avait abrités et j’ai sauté sur l’un d’eux. Mais la selle a tourné aussitôt, et j’ai roulé par terre.
– Que dites-vous là ?
– L’homme qui surveillait les chevaux s’était assoupi, et pendant ce temps on avait enlevé les brides et les sangles des selles. Dans ces conditions, impossible de se mettre en chasse.
Raoul ne put s’empêcher de rire.
– Fichtre ! voilà un adversaire digne de vous.
– Un maître, monsieur. J’ai eu l’occasion de suivre en détail une affaire où Arsène Lupin était en lutte contre Ganimard. Le coup de cette nuit a été monté avec la même maîtrise.
Raoul fut impitoyable.
– C’est une vraie catastrophe. Car, enfin, vous comptiez beaucoup sur cette arrestation pour votre avenir ?...
– Beaucoup, dit Marescal, que sa défaite disposait de plus en plus aux confidences. J’ai des ennemis puissants au ministère, et la capture, pour ainsi dire instantanée, de cette femme m’aurait servi au plus haut point. Pensez donc !... Le retentissement de l’affaire !... Le scandale de cette criminelle, déguisée, jeune, jolie... Du jour au lendemain, j’étais en pleine lumière. Et puis...
Marescal eut une légère hésitation. Mais il est des heures où nulle raison ne vous interdirait de parler et de montrer le fond même de votre âme, au risque d’en avoir le regret. Il se découvrit donc.
– Et puis, cela doublait, triplait l’importance de la victoire que je remportais sur un terrain opposé !...
– Une seconde victoire ? dit Raoul avec admiration.
– Oui, et définitive, celle-là.
– Définitive ?
– Certes, personne ne peut plus me l’arracher, puisqu’il s’agit d’une morte.
– De la jeune Anglaise, peut-être ?
– De la jeune Anglaise.
Sans se départir de son air un peu niais, et comme s’il cédait surtout au désir d’admirer les prouesses de son compagnon, Raoul demanda :
– Vous pouvez m’expliquer ?...
– Pourquoi pas ? Vous serez renseigné deux heures avant les magistrats, voilà tout.
Ivre de fatigue, le cerveau confus, Marescal eut l’imprudence, contrairement à ses habitudes, de bavarder comme un novice. Se penchant vers Raoul, il lui dit :
– Savez-vous qui était cette Anglaise ?
– Vous la connaissiez donc, monsieur le commissaire ?
– Si je la connaissais ! Nous étions bons amis, même. Depuis six mois, je vivais dans son ombre, je la guettais, je cherchais contre elle des preuves que je ne pouvais réunir !...
– Contre elle ?
– Eh ! parbleu, contre elle ! contre lady Bakefield, d’un côté fille de lord Bakefield, pair d’Angleterre et multimillionnaire, mais, de l’autre, voleuse internationale, rat d’hôtel et chef de bande, tout cela pour son plaisir, par dilettantisme. Et, elle aussi, la mâtine, m’avait démasqué, et, quand je lui parlais, je la sentais narquoise et sûre d’elle-même. Voleuse, oui, et j’en avais prévenu mes chefs.
« Mais comment la prendre ? Or, depuis hier, je la tenais. J’étais averti par quelqu’un de son hôtel, à notre service, que miss Bakefield avait reçu de Nice, hier, le plan d’une villa à cambrioler, la villa B... comme on la désignait au cours d’une missive annexe, qu’elle avait rangé ces papiers dans une petite sacoche de cuir, avec une liasse de documents assez louches, et qu’elle filait pour le Midi. D’où mon départ. “Là-bas, pensais-je, ou bien je la prends en flagrant délit, ou bien je mets la main sur ses papiers.” Je n’eus même pas besoin d’attendre si longtemps. Les bandits me l’ont livrée. »
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