La carafe se vidait ainsi que les terrines. La patronne nous regarda plusieurs fois. Était-elle vraiment si soucieuse de notre bien-être ou craignait-elle que nous finissions tous ses stocks ? Quand enfin nous étirâmes nos jambes et nous mîmes à l’aise, arriva une planche avec une demi-tomme d’un fromage un peu mou plein de petits trous. Quand on nous annonça solennellement que c’était un fromage du village appelé « Pic de la Calabasse » d’après la montagne la plus haute du coin, nous surmontâmes une fois de plus notre sensation de satiété et chacun en coupa un gros morceau. Sa consistance ressemblait un peu au « Räskas » de la Forêt de Bregenz, mais son goût était encore pire. Rudi demanda un peu d’ail pour garnir le morceau avec des tranches fines et saupoudrer le tout avec un peu de poivre et de sel. C’était un régal ! Rudi demanda une bonne bouteille de rouge. Après un moment l’aubergiste revint avec quelques bouteilles poussiéreuses et nous les mit sous les nez. Qu’est-ce nous connaissions en vin ? Sauf peut-être Rudi, qui sortit ses lunettes de manière compliquée et scrutait les étiquettes. En dégustant le fromage et le vin nous nous remémorions toutes les régions où nous avions déjà savourés les deux : Girlan, la vallée de Sarn, chez Hiesel, la vallée de Leckner… « Toutes sont des intersections cosmiques, Lourein aussi ! », nous expliqua Rudi.
Plus tard la patronne remplaça le plateau de fromage presque vide par une galette en pâte feuilletée truffée de pruneaux, encore bien chaude, au parfum de beurre et d’eau de vie, la spécialité locale appelée « croustade ». A ceux qui en avaient envie, on servit un café épais. Puis le patron réapparut avec, cette fois, une seule bouteille dans une main et cinq verres dans l’autre. Il s’assit à notre table. Il déposa un verre devant chacun d’entre nous et le remplit à ras du liquide transparent de la bouteille. Nous trinquâmes et portâmes les verres à la bouche. Nos têtes virèrent au rouge et nous n’arrivions plus à respirer. Nous tous, sauf Rudi, reposâmes nos verres sur la table. Celui-là démontra à l’aubergiste qu’un natif de Vorarlberg peut bien rivaliser avec un Ariégeois ! Puis il nous offrit son tabac. Sur le paquet était écrit « Bergerac ». Est-ce que c’était le tabac de la bourgeoisie, le « Caporal » étant réservé aux bergers ? Mais ses feuilles n’étaient pas gommées non plus !
« Qu’est-ce que vous faites ici à cette époque de l’année ? », voulait-il savoir, « Ce n’est pas un temps pour faire du tourisme ! » « Nous avons achetés une ferme dans le coin et voulons nous installer ici ! », expliquai-je. « Alors une communauté », constata-t-il, « On a déjà eu ça dans la commune ! » Je m’aperçus qu’il y avait un malentendu et lui expliquai. « Non, ce sont des amis qui donnent un coup de main pour retaper la maison. Ma famille viendra plus tard ! » Bien sûr, qu’il avait déjà entendu parler de nous. Tous semblaient parler que de nous ! Jean-Paul aussi avait déjà raconté ses histoires au bar. « Il faut être fou pour venir s’installer ici ! », conclut-il. Je le prenais plutôt comme une reconnaissance. En tout cas il connaissait Maryse, l’ancienne propriétaire de chez nous ainsi que notre ferme. Il y avait souvent été en cherchant des champignons. « Très pentu et très sauvage. Mais un bon coin pour les cèpes et les morilles ! » Au bout d’un certain temps la bouteille fut vide, ce que nous prîmes comme un signal de départ. Mais ce n’était pas si facile que ça ! Car soudain nous ressentîmes les séquelles d’un repas français ! Rudi régla l’addition en laissant un bon pourboire. Parce que nous avions bu vraiment plus que bien et bien plus qu’il n’en fallait !
En rassemblant tous nos efforts, et en y ajoutant des blagues et conseils au chauffeur, nous réussîmes à monter la voiture sur la colline. La neige avait cessé de tomber et les pneus lisses trouvèrent enfin quelque chose à mordre sur la surface caillouteuse. Arrivé au bout de la route nous eûmes de la peine à quitter les sièges. Les trois autres dormirent dans la caravane pendant que je montai la côte en rampant, mon duvet se trouvant dans la maison. Heureusement j’avais une des couvertures en laine de chameaux dont Rudi faisait commerce. Celles-ci, à cause de petits défauts de tissage, ne coûtaient pas cher et il avait équipé tous ses amis avec. Le lendemain il reprit la route. Sans Ludwig. Celui-ci devait dormir chez lui, sur le canapé. Mais Rudi n’avait pas du tout regretté sa venue dans ce petit village Gaulois…
*
Les parquets étaient posés, les escaliers montés, les anciennes fenêtres arrachées et de nouveaux cadres posés. Ceux-ci avaient aussi pour fonction de soutenir les linteaux fatigués. Rolf et Reiner étaient repartis. J’étais de nouveau seul. A part Jean-Paul ou sa mère qui faisaient paître leurs brebis sur nos terres. Je leur avais permis. En contrepartie ils allaient labourer notre champ avec leur attelage de vaches, car avec leur tracteur énorme, un vieux AVTO rouge et russe, ils ne pouvaient guère monter ici. Ils l’auraient renversé. A environ trois cents mètres de la maison j’avais découvert une source et je me demandais comment je pouvais l’amener à la maison. Car l’idée de produire du courant avec une turbine me trottait dans la tête.
Un soir, alors que je rentrais affamé avec plein de matériel de la ville, le restaurant était illuminé et les tables mises. Je m’arrêtai et demandai si je pouvais y manger. La patronne marmonna quelque chose concernant une soirée privée. Quand je remis le moteur en marche, l’un des participants approcha et me dit que je pouvais rester dîner avec eux. C’était le repas annuel des chasseurs et je serais le bienvenu, car ils chassaient aussi sur nos terres. « Peut-être un jour tu deviendras chasseur toi-même ! », ajouta-t-il en riant. Me voilà assis avec une cinquantaine de personnes, pour la plupart des inconnus, autour de tables rangées en U. Je reconnaissais Yvon, le maire, Jean-Marc, qui l’avait dirigé quand il avait monté du sable avec son camion, et quelques autres que j’avais vu au bistrot. Il y avait une bonne ambiance, le repas, du sanglier dans tous ses états, était extra. Plus tard on superposa les tables les unes sur les autres contre les murs, rangea les chaises en cercle autour de la salle pour les personnes âgées. Et tous ceux qui en étaient encore capable dansèrent aux rythmes d’un accordéon joué par un homme un peu âgé. Je l’avais déjà croisé à plusieurs reprises, car il était le facteur de notre vallée. Il transpirait plus que les danseurs et se rafraîchissait à la bière. J’avais compris pourquoi il promenait toujours une caisse de bière sur la banquette arrière de son Ami 6 ! Il souffrait d’excès de transpiration !
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Le lendemain je passais un mélange de 2/3 d’huile de lin et 1/3 d’essence de térébenthine sur les planchers, car le jour suivant j’avais prévu de rentrer en Allemagne. Lors de notre retour, tout serait bien imprégné. Avec une bande de bâche en plastique j’avais matérialisé un passage sur le parquet pour ne pas le salir et je commençai par bien enduire le bois neuf à l’endroit le plus éloigné. J’entendis une voix de femme parler. C’était la mère de Jean-Paul qui se parlait à elle-même. « Bou diou ! Il y a déjà des escaliers dans la maison, et les planchers ! » J’entendis ses pas monter les marches. « Il ne me manquait plus qu’elle ! », songeai-je en continuant de passer la brosse. Ses pas approchaient. « Ah, te voilà ! Que c’est propre ici ! Tout neuf ! Mais aujourd’hui c’est les Rameaux, on n’a pas le droit de travailler ! », cria-t-elle, puis elle se trouvait déjà derrière moi pour me faire la bise. Je posai la brosse et me levai. Je n’en croyais pas mes yeux ! Elle avait traversé le parquet blanc et propre avec ses sabots pleins de merde ! Je poussai un cri : « C’est propre ? – Tu devrais dire ‘c’était propre’ ! La bâche, je l’ai mise exprès pour qu’on y marche dessus ! » « Je l’avais bien vue, mais je n’osais pas la salir ! » Je l’accompagnai en bas en disant : « A partir de maintenant, accès interdit au chantier ! En plus, le vernis c’est très toxique. Pendant 14 jours on ne doit pas y rentrer ! » Je disais ça pour être sûr qu’elle ne vienne pas y fouiner pendant mon absence. Elle recommença : « Aujourd’hui c’est les Rameaux, on ne doit pas travailler ! » « Et qu’est-ce que tu fais ? », lui demandai-je. « Je ne fais que garder les « oueilles », les moutons ! » Je me mis à préparer un seau et une serpillère pour enlever la crasse. Elle prit le seau, posa ses sabots à côté et se prépara à monter. Elle était pieds nus. Et ses pieds avaient la même couleur que ses sabots. « Je m’en occupe ! », dis-je en prenant le seau. « Comme je disais, le vernis est très toxique ; c’est trop dangereux pour toi, les pieds nus ! »
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