«Il est heureux pour vous que Scevola n’ait pas été accompagné, fût-ce d’un seul autre individu de son genre quand il est arrivé ici.
– Oui, approuva-t-elle. J’ai eu affaire à lui seul, d’un bout à l’autre. Mais vous m’imaginez entre lui et Arlette? À cette époque il délirait terriblement, mais il était éberlué et exténué. Et puis je me suis reprise et j’ai pu discuter fermement avec lui. Je lui disais: «Regarde-la, elle est si jeune et elle ne se connaît pas du tout.» Ma parole, pendant des mois tout ce qu’on pouvait comprendre de ce qu’elle disait, c’était: «Comme il coule! comme il éclabousse!» Lui, il me parlait de sa vertu républicaine. Il n’était pas un débauché. Il attendrait. Il disait qu’elle était sacrée pour lui: et ainsi de suite. Il arpentait la pièce pendant des heures tout en parlant d’elle et je restais à l’écouter en tâtant dans ma poche la clé de la chambre où j’avais enfermé l’enfant. J’ai temporisé, et, comme vous le dites vous-même, c’est peut-être parce qu’il n’avait personne derrière lui qu’il n’a pas essayé de me tuer: ce qu’il aurait pu faire n’importe quand. J’ai temporisé et, après tout, pourquoi aurait-il eu envie de me tuer? Il m’a dit plus d’une fois qu’il était sûr qu’Arlette lui appartiendrait. Plus d’une fois il m’a fait frissonner en m’en donnant la raison. Arlette lui devait la vie. Oh! cette vie terrible et démente! C’est un de ces hommes, voyez-vous, qui peuvent être patients quand il s’agit des femmes.»
Peyrol fit signe qu’il comprenait. «Oui, il y en a comme cela. Les gens de cette sorte n’en sont quelquefois que plus impatients de verser le sang. Je crois pourtant que vous l’avez échappé belle pendant longtemps; au moins, jusqu’à mon arrivée ici.
– Les choses s’étaient arrangées, plus ou moins, murmura Catherine, mais, tout de même j’ai été heureuse de voir arriver ici un homme à cheveux gris, un homme sérieux [88].
– Des cheveux gris, n’importe qui peut en avoir», déclara Peyrol avec un peu d’aigreur.
«Vous ne me connaissiez pas. Vous ne savez rien de moi, même maintenant.
– Il y a des Peyrol qui ont habité à moins d’une demi-journée d’ici», déclara Catherine, évoquant des souvenirs.
«Cela se peut!» répondit l’écumeur de mer, d’un ton si singulier que Catherine lui demanda brusquement – «Que voulez-vous dire? N’êtes-vous pas de cette famille? Peyrol n’est pas votre nom?
– J’en ai eu plusieurs, et c’en était un. Ainsi donc ce nom et mes cheveux gris vous ont plu, Catherine? Ils vous ont inspiré confiance, hein?
– Je n’ai pas été fâchée de vous voir arriver. Scevola non plus, je crois. Il avait entendu dire qu’on poursuivait les patriotes çà et là, et il s’est de moins en moins inquiété. Vous avez prodigieusement éveillé l’enfant.
– Est-ce que cela aussi a fait plaisir à Scevola?
– Avant votre arrivée, elle ne parlait à personne, à moins qu’on ne lui adressât la parole. Elle semblait ne pas se soucier de savoir où elle était. En même temps», ajouta Catherine après un moment, «elle ne se souciait pas non plus de ce qui pouvait lui arriver. Oh! j’ai passé de pénibles heures à réfléchir à tout cela, travaillant dans la journée, et, la nuit quand j’étais éveillée, à écouter son souffle. Et je vieillissais de jour en jour, et, qui sait? peut-être que ma dernière heure était prête à sonner. J’ai souvent pensé que lorsque je la sentirais approcher, je vous parlerais comme je vous parle en ce moment.
– Tiens! Vous avez pensé cela!» dit Peyrol à mi-voix. «À cause de mes cheveux gris, je suppose?
– Oui. Et parce que vous êtes venu d’au-delà des mers», fit Catherine d’un air inflexible et d’une voix ferme. «Ne savez-vous pas que, la première fois qu’Arlette vous a vu, elle vous a parlé, et que c’était la première fois que je l’entendais parler spontanément, depuis le jour où cet homme me l’a ramenée et où j’ai dû la laver des pieds à la tête avant de la mettre dans le lit de sa mère.
– La première fois! répéta Peyrol.
– Ç’a été comme un miracle, reprit Catherine, et c’est vous qui l’avez fait.
– Ce doit être quelque sorcière hindoue qui m’en aura donné le pouvoir», murmura Peyrol, si bas que Catherine ne put l’entendre. Elle n’eut pas l’air de s’en soucier et reprit aussitôt:
«Et l’enfant s’est attachée à vous, étonnamment. Une sorte de sentiment s’était enfin éveillé en elle.
– Oui», acquiesça Peyrol d’un air sombre. «Elle s’est attachée à moi. Elle a appris à parler au… vieillard.
– C’est quelque chose en vous qui semble lui avoir ouvert l’esprit et délié la langue», dit Catherine qui gardait tout en parlant une sorte de maintien royal, comme si elle eût été le chef [89]de quelque tribu. «Souvent, de loin, je vous ai regardés parler tous les deux, en me demandant ce qu’elle…
– Elle parlait comme une enfant», interrompit brusquement Peyrol. «Ainsi, vous vouliez me parler avant que votre dernière heure n’arrive. Voyons, vous ne vous préparez pas encore à mourir?
– Écoutez-moi, Peyrol. S’il y a quelqu’un dont la dernière heure soit proche, ce n’est pas moi. Regardez un peu autour de vous. Il était temps que je vous parle.
– Eh? quoi! Je n’ai pas l’intention de tuer quelqu’un, grommela Peyrol. Vous vous mettez de drôles d’idées en tête.
– C’est comme je vous le dis», insista Catherine sans animation. «On dirait que la mort s’accroche aux jupes de la petite. Elle a fait une course folle avec elle. Évitons qu’elle ne trempe de nouveau ses pas dans du sang humain.»
Peyrol, qui avait laissé sa tête retomber sur sa poitrine, la redressa brusquement. «De quoi diable parlez-vous?» s’écria-t-il avec colère. «Je ne vous comprends pas le moins du monde.
– Vous n’avez pas vu dans quel état elle était, quand je l’ai reprise en main, déclara Catherine. Je suppose que vous savez où est le lieutenant. Qu’est-ce qui l’a fait partir ainsi? Où est-il allé?
– Je le sais, répondit Peyrol. Il reviendra probablement cette nuit.
– Vous savez où il est! Et, naturellement, vous savez aussi pourquoi il est parti et pourquoi il va revenir», dit Catherine d’une voix menaçante. «Eh bien! vous devriez lui dire qu’à moins d’avoir une paire d’yeux dans le dos, il vaut mieux qu’il ne revienne pas ici… qu’il ne revienne pas du tout; car s’il le fait, rien ne pourra le préserver d’un coup perfide.
– Personne n’a jamais été à l’abri de la perfidie», opina Peyrol après un moment de silence. «Je ne vais pas feindre de ne pas comprendre ce que vous voulez dire.
– Vous avez entendu aussi bien que moi ce qu’a dit Scevola avant de sortir. Le lieutenant est l’enfant d’un ci-devant, et Arlette d’un homme qu’on a appelé traître à son pays. Vous pouvez comprendre vous-même ce qu’il avait en tête.
– C’est un bavard et une poule mouillée», dit Peyrol d’un ton méprisant, mais cela ne modifia en rien l’attitude de Catherine, une attitude de vieille sibylle qui se lève de son trépied pour prophétiser avec calme d’horribles désastres. «Tout ça, c’est son républicanisme», expliqua Peyrol avec plus de mépris encore. «Il en a une nouvelle crise en ce moment.
– Non, c’est de la jalousie, dit Catherine. Il a peut-être cessé de s’intéresser à elle au cours de tant d’années. Il y a longtemps qu’il ne m’importune plus. Avec un individu de ce genre, je pensais qu’en le laissant être le maître ici… Mais non! Je sais que, depuis que le lieutenant a commencé à venir ici, il a été repris de ses terribles imaginations. Il ne dort pas la nuit. Son républicanisme est toujours là. Mais ne savez-vous pas, Peyrol, qu’on peut avoir de la jalousie sans amour?
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