D’un triple coup d’œil d’aigle, la ronde vit tout de suite qu’elle n’avait rien à faire avec la bande joyeuse, encore moins avec les curieux, arrivant un à un. La bande joyeuse portait l’innocence peinte dans ses regards un peu avinés, mais surtout ennuyés, comme il convient à des regards de carnaval. Parmi les curieux se trouva cet étudiant en médecine, qui ne manque nulle part de l’autre côté de l’eau, et qui deviendra sans doute un célèbre docteur. Cet étudiant, ayant vu le poignard et le sang, déclara que la mort du Buridan devait être attribuée aux suites d’une blessure.
On souleva Roland: deux ou trois femmes remarquèrent l’idéale beauté de ses traits, quand sa pauvre tête pâle pendit sur le bras de l’officier de paix. L’étudiant en médecine offrit généreusement ses services. Une sorte de convoi s’organisa, qui traversa le boulevard pour gagner la rue de Chevreuse et de là, la rue Notre-Dame-des-Champs où était située la maison des religieuses de Bon-Secours. L’officier de paix, n’étant pas encore bien convaincu de la mort du Buridan avait envoyé un express au n° 1 de la rue du Regard où demeurait le docteur Récamier.
Cet excellent médecin, célèbre par son talent, par ses grâces et par sa paresse, n’avait qu’un pas à faire de son hôtel au couvent de Bon-Secours, occupant une des premières maisons de la rue Notre-Dame-des-Champs.
Tout cela, on en conviendra, était supérieurement arrangé. Quoi que puisse en penser Athènes, j’ose à peine croire que des voleurs, arrivant sur le lieu, à la place des agents de police, eussent pris des mesures plus profitables.
Seulement la ronde se donna la peine d’arrêter, rue de Chevreuse, au coin d’une borne, le chiffonnier Tourot, ancien époux illégitime de feu Madame Théodore, parce que ce brave garçon s’était endormi, la tête contre la muraille, auprès de sa lanterne encore allumée.
On excusera cet excès, si on réfléchit que, par le froid qu’il faisait et grâce aux deux litres de poison qui congestionnaient le cerveau de l’amant de Virginie, cet honnête homme se fût éveillé dans l’autre monde, le lendemain, mercredi des Cendres.
La bande joyeuse, cependant, n’avait point suivi le convoi. Elle restait, silencieuse, au coin de la rue Campagne. Marguerite attendait son départ avec impatience. Marguerite était toujours derrière la claire-voie. Elle guettait.
– J’ai cru que c’était Léon Malevoy! dit le premier Louis le Hutin.
– C’est le même costume, répliqua Landry, et nous n’avons pas vu Léon Malevoy de toute la soirée.
– Bah! fit Enguerrand de Marigny, Léon est ici près, chez sa belle Marguerite… Je vais me coucher, Messires!
Les autres échangèrent un regard.
On laissa partir cependant le premier ministre qui allait se coucher, mais la bande joyeuse avait quelque arrière-pensée. Ceux qui la composaient se faisaient des signes et parlaient tout bas.
Au moment où Enguerrand de Marigny s’en allait les mains dans les poches et passait devant la porte de Marguerite, la voix du roi de France s’éleva tout à coup et cria:
– Holà! coquin de Jaffret! Tu nous voles, mon ministre!
Enguerrand de Marigny, paraîtrait-il, s’appelait Jaffret, de son nom. Il eut un vif tressaillement à la voix de son souverain qui était en même temps son maître clerc. Quelqu’un qui l’eût examiné de près en ce moment, aurait bien vu que l’idée de prendre ses jambes à son cou lui traversait l’esprit.
C’était un pauvre diable assez haut sur pieds, mais mal bâti et qui portait gauchement son costume de louage. Il était troisième clerc, à l’étude de maître Deban, notaire, rue Cassette. Il s’arrêta précisément en face de Marguerite, cachée derrière la claire-voie.
– Monsieur Comayrol, dit-il d’une voix qu’il voulait rendre ferme, je ne déteste pas la plaisanterie, mais, s’il vous plaît, pas de gros mots!
– Seigneur, on n’a pas l’intention de vous offenser, repartit le maître clerc qui s’approchait, entouré de ses compagnons. Mais n’est-ce pas déjà pour concussion que vous avez été pendu au Moyen Âge?
Marguerite n’écoutait guère. Ces grotesques détails n’avaient aucun rapport avec l’objet de sa préoccupation. Elle attendait avec une impatience croissante, le départ de la bande joyeuse. Un mot, cependant, lui fit dresser l’oreille.
– Par Notre-Dame! disait Landry, tu as ramassé quelque chose là-bas, Jaffret, Lorrain, vilain, traître à Dieu et à ton prochain. J’ai idée que ce n’est pas une prune de reine-claude. La saison s’y oppose, et les arbres qui nous ombragent sont des ormes!
Ce Landry, bien découplé sous son costume de routier, était le deuxième clerc de l’étude Deban, M. Urbain-Auguste Letanneur, jeune homme lettré, qui envoyait des articles satiriques au Riverain de la Meuse, journal de sa patrie.
Jaffret répondit:
– Je n’ai rien ramassé du tout!
Puis il se reprit, voyant qu’on faisait déjà cercle autour de lui.
– Peut-être mon mouchoir… balbutia-t-il.
– Archers! ordonna terriblement le roi Comayrol, qu’on saisisse ce traître et qu’on le fouille!
Letanneur et un autre qui portait le modeste harnais d’un manant, appréhendèrent Jaffret au collet. Jaffret dit au manant:
– Monsieur Beaufils, vous n’êtes pas de l’étude. À bas les mains!
Mais Comayrol décida:
– Va bien, Beaufils! Tu as qualité. Exécute!
M. Beaufils, qui n’était pas de l’étude Deban, exécuta. Sa jambe droite, évidemment habituée à cet élégant exercice, faucha doucement les deux jarrets de Jaffret, qui s’assit par terre à l’improviste.
Il n’y avait plus à résister. Jaffret dit:
– Voilà une affaire! quoi! la garde n’est pas loin. Voulez-vous ramasser les voisins? Patience, donc! on va s’expliquer comme des amis.
Puis, baissant la voix:
– Que savez-vous si l’histoire de l’homme mort n’a pas attiré du monde aux fenêtres? ajouta-t-il.
Tous les membres de la bande joyeuse levèrent instinctivement les yeux, interrogeant à la fois les maisons voisines, la chaussée et les deux trottoirs. Rien de suspect ne se montrait, car ils ne pouvaient voir Marguerite, dans la nuit complète de l’allée.
Ils se rapprochèrent néanmoins et resserrèrent leur groupe, d’où il ne sortit plus que des murmures.
Personne, assurément, désormais, n’aurait pu les entendre des fenêtres. Mais ils avaient un témoin invisible qui ne perdait pas une seule de leurs paroles. Ils étaient maintenant si près de la porte que Marguerite aurait pu les toucher en étendant la main.
– Mon Dieu, dit Jaffret qu’on avait relevé, je voulais tout uniment aller chez moi, ou n’importe où, dans un endroit sûr, pour voir un peu ce que c’est… Après, il était toujours temps de partager, n’est-ce pas vrai?
– Oui, oui, toujours temps, fit Landry, ça ne pressait pas… coquin.
– Silence! ordonna le roi. Nous sommes un tribunal. Que l’accusé soit traité avec clémence… Alors, Jaffret, tu n’as pu voir encore ce que tu as ramassé?
– Tâchez donc de ne pas nous entr’appeler par nos noms, vous! grommela le troisième clerc. Ça peut porter malheur. Je sais bien que j’ai ramassé un portefeuille, parbleu! mais je ne sais pas ce qu’il y a dedans.
Derrière la porte, Marguerite, qui écoutait la tête penchée, se redressa. Elle fut désormais moins attentive parce qu’elle avait davantage à réfléchir.
Le mot «portefeuille» avait produit aussi son effet sur la bande joyeuse.
Entre tous les objets qui chatouillent l’imagination des fantaisistes, comptant sur un gros lot à cette loterie du hasard dont les billets vont et viennent, le portefeuille tient le premier rang. En soi le portefeuille est une chose aussi capricieuse que la destinée elle-même: il peut ne rien contenir; il peut contenir, moins que rien: des lettres d’anciennes maîtresses, des hémistiches de tragédie, des nigauderies de conspirateurs, des notes de blanchisseuse, mais il peut contenir une fortune.
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