– Après! grinçait la voix de Joulou. Je vais le tuer.
Marguerite haussa les épaules.
Joulou leva sur sa tête, par-derrière, sa lourde main, mais il n’osa pas frapper.
La lumière intérieure glissait sur les belles épaules de Marguerite que les masses éparses de ses cheveux inondaient magnifiquement.
Elle pensait:
«Le boulevard est toujours désert…»
La porte de la maison s’ouvrit. Roland sortit. Son pas chancelait.
Marguerite se rejeta en arrière comme on fait en voyant un spectacle qui serre subitement le cœur.
Elle entendit Joulou qui traversait le salon pour gagner la porte du carré.
– Où vas-tu? demanda-t-elle.
– Je te l’ai déjà dit, répliqua le Breton: Je vais le tuer.
– Non… Je te le défends! dit-elle faiblement.
– Tu parles comme si tu ne l’aimais pas, gronda Joulou qui s’arrêta au moment de passer le seuil.
– Je l’aimerai! s’écria-t-elle en un élan qui devait être la passion même. Je l’aimerai comme une folle!
Joulou s’élança dehors. Elle le rappela par son nom.
Sa voix était si nette et si froide que Joulou s’arrêta une seconde fois.
– Il a un portefeuille, dit-elle.
– Ah! fit Joulou.
Puis il ajouta la tête basse:
– Je ne suis pas un voleur, sais-tu?
– Le portefeuille est à moi.
– Il te l’a pris? demanda Joulou incrédule. Il n’a pas l’air.
Puis, il ajouta, l’apathie de l’ivresse dominant déjà sa colère:
– Il doit être loin désormais.
Marguerite regagna le balcon d’un mouvement rapide et plongea un regard au-dehors.
– Il est là, sur le banc, dit-elle.
– Un voleur ne s’asseoit pas comme cela, si près de la maison où il a pris un portefeuille, pensa tout haut Joulou, dans une éclaircie de bon sens.
Marguerite revint vers la cheminée et se jeta sur le divan, en pleine lumière. Sa pose, étudiée savamment, développait toutes les perfections de sa merveilleuse beauté.
– Tu as peur de lui, dit-elle. Poltron de Chrétien!
Le blanc des yeux de Joulou devint rouge. Marguerite poursuivit:
– Tu as raison d’avoir peur. Il est brave, il est fort. Tiens! on ne va pas contre sa destinée! Je veux qu’il soit à moi, tout à moi… Adieu, Chrétien!
Elle se leva d’un bond et jeta une mante sur ses épaules. Joulou la saisit à bras-le-corps et la terrassa, puis il s’élança dehors et ferma la porte à clef.
– Le portefeuille! cria Marguerite à travers le battant.
Joulou descendait l’escalier quatre à quatre.
– Ah! tu veux me prendre ma position, toi! grommelait-il, roulant d’étage en étage et rendu à toute son ivresse par le flux de sang qui bouillonnait dans son cerveau. Attends! attends!
Marguerite se releva lentement. Elle appuya ses deux mains contre sa poitrine.
– C’est vrai! murmura-t-elle avec angoisse. Je l’aurais aimé. Mon cœur naissait. Je l’écrase!
Elle se laissa choir, et prenant à poignées la richesse de ses cheveux, elle en voila sa face.
– Pour vingt mille francs! dit-elle d’un accent de profonde détresse. Pour vingt mille francs misérables!
La porte de la rue, qui s’ouvrit et se referma de nouveau, lui arracha un gémissement.
Il n’y a de damnés qu’en enfer. Ici-bas, nous avons tous et toujours une heure pour garrotter le mal et ressaisir le bien.
Marguerite était une pécheresse bien abandonnée. Sa dette s’était longuement et lourdement accumulée. Depuis des années, elle qui était encore toute jeune, elle avait fermé le livre de sa conscience. Peu importe, l’heure du repentir pouvait sonner pour elle. Il ne faut pour cela, tant est haute et large la souveraine miséricorde, qu’un élan d’amour vrai, un sincère battement du cœur.
Était-ce l’heure qui sonnait pour Marguerite? son cœur battait.
Elle disait:
– Il est bon, il est noble, je l’aime!
Mais une pensée vint qui pesa sur son espoir comme un poids glacé. Marguerite se répondit à elle-même:
– J’ai insulté sa mère! Il ne pourrait jamais me pardonner! Que leur faut-il à ces tristes âmes en équilibre entre la perte et le salut? Une main tendue pour monter vers l’un; un prétexte pour retomber tout au fond de l’autre.
La main tendue, Marguerite venait de la rabattre d’un geste outrageux et dénaturé. Le prétexte, hélas! il sortait logique, éloquent, irrésistible des profondeurs de son passé.
Il saurait qui je suis, se dit-elle encore… et d’ailleurs, la pauvreté!
Les arguments se déroulaient d’eux-mêmes et dans l’ordre où ils avaient surgi pour plaider la cause contraire.
– Il est trop bon, il est trop noble, il est trop fier. Je l’aimerais trop!
Elle n’avait pas appris à combattre avec des armes loyales.
Cette bonté, cette noblesse, cette fierté lui ôtaient justement ses moyens d’action. Elle vit la misère, hideux fantôme qui étouffe l’amour.
Quand elle se redressa, jetant en arrière le voile de ses cheveux, elle était triste encore, mais elle n’hésitait plus.
«Les musulmans ont raison, pensa-t-elle en regagnant le balcon. C’était écrit. Tout est écrit.»
Roland était encore sur le banc, les deux coudes sur ses genoux, la tête entre ses mains.
Joulou avait gagné la chaussée et s’approchait de lui par-derrière.
Marguerite, droite et froide comme une statue, se mit à regarder, du haut de son balcon. L’heure était passée, l’heure de miséricorde.
Au moment où Joulou faisait un détour pour s’approcher de Roland, une lueur vacillante parut de l’autre côté du boulevard, et l’on entendit une voix rouillée qui écorchait une chanson à boire. Marguerite d’en haut, Joulou d’en bas, tournèrent à la fois les yeux vers ce nouvel obstacle qui venait au travers de leur dessein. La lueur qui sortait d’une lanterne au verre abondamment souillé n’éclairait guère que le sol, mais quand elle passa sous le réverbère le plus proche, Marguerite et Joulou distinguèrent une forme bizarre qui allait, décrivant des courbes capricieuses. La partie supérieure du corps était d’une femme. La tête disparaissait sous un ancien bonnet de bal, chargé de fleurs fanées et de bouchons de papier, comme la queue d’un cerf-volant; les épaules avaient un châle-tapis en lambeaux qu’égayait une prodigieuse écharpe de mousseline, dont l’usure avait fait une dentelle. Là-dessous, il n’y avait point de jupe. Le bas du corps était vêtu d’un pantalon en guenilles. Le tout marchait dans des souliers à semelles de bois, ouatés avec de la paille.
On a beau dire que Paris est inconstant, oublieux, ingrat. Les faits sont là. Paris est, au contraire, la terre classique des obstinées traditions.
Paris a des jours où il doit s’amuser, sous peine de perdre le repos de sa conscience, comme le chrétien jeûne aux Quatre-Temps, comme le marronnier des Tuileries bourgeonne au 20 mars. C’est un rigoureux devoir.
Ces jours-là, vous rencontrez à chaque pas dans Paris non seulement le plaisir de tout le monde qui passe, brillant ou piteux, spirituel ou imbécile, mais une foule de plaisirs étranges, véritables curiosités de nos mœurs sans fond, qui, se montrant tout à coup, au milieu des gaietés populaires, font l’effet de ces bêtes apocalyptiques que jettent parfois sur nos grèves les cavernes inexplorées de l’Océan.
En ces jours de fête obligatoire, on se heurte à des joies si mélancoliques et si burlesques que l’esprit reste confondu. Ces choses-là, soyez sûrs, n’ont point lieu au village; c’est à Paris, uniquement à Paris, que vous trouvez l’orgie solitaire, le carnaval d’un seul, le monologue de la mascarade: cet homme, enfin, ce citoyen, ce pauvre diable qui s’invite à boire dans un trou, qui bavarde avec lui-même, qui trinque la main droite contre la main gauche et qui se déguise pour se faire rire.
Читать дальше