Ce masque qui passait de l’autre côté du boulevard était un chiffonnier, qui avait accompli ses dévotions bachiques à la barrière d’Enfer, et qui revenait chez lui, en travaillant, un peu malade, mais bien content d’avoir bu deux litres de cette médecine violette dont les sauvages de l’Ohio ne voudraient pas.
Il avait le bonnet à fleurs et le châle boiteux de sa défunte maîtresse. Il la pleurait en riant son rire d’ivrogne. C’était un garçon de cœur.
– Ohé! Madame Théodore! disait-il entre les couplets de sa chanson. Virginie! ohé! On en boit toujours du raide au Puits-sans-Vin, chez M. Reverchon! Ça fait mal à l’estomac, mais c’est bon. Si tu avais été là, on aurait ri. On a ri tout de même, ohé! Madame Théodore! ohé!
Joulou s’était arrêté et caché derrière un arbre. Marguerite serrait le balcon de sa main crispée. Roland ne savait rien de ce qui se passait autour de lui.
– Ohé! bourgeois! cria le chiffonnier qui l’aperçut par hasard. Connaissez-vous Tourot? C’est moi, Tourot… Vous allez vous enrhumer… L’an passé, j’étais avec Madame Théodore; elle a toussé, et puis bonsoir, les amis! J’ai son châle et sa hotte, dites donc, pauvre femme! Faut faire attention aux rhumes.
Il piqua un chiffon par habitude et s’en alla en disant:
– Vive la joie! elle aimait ça. Bonsoir, bourgeois, n’y a pas d’offense; j’ai bu deux litres chez M. Reverchon. J’étais à son enterrement, il n’y aura que moi au mien. Faut bien rire, dites donc, ohé!
Il tourna l’angle de la rue de Chevreuse, de l’autre côté du boulevard, et disparut.
Joulou bondit hors de sa cachette. Marguerite trembla convulsivement.
– Chrétien! ne le frappe pas! dit-elle d’une voix qui s’étrangla dans sa gorge.
C’était le dernier cri de la conscience, mais il ne parvint pas jusqu’à Joulou, qui déjà posait sa lourde main sur l’épaule de Roland en disant:
– Rends le portefeuille canaille!
Marguerite non plus ne pouvait entendre ce que disait Joulou, mais sa poitrine prit une longue aspiration, tandis qu’elle pensait:
«Chrétien attaque par-devant! Chrétien est brave!»
C’était vrai. Le passage du chiffonnier, veuf de Virginie, avait changé le plan de bataille de Joulou. Il venait d’un pays où les gens regardent en face.
Il méritait peut-être le nom de brute qui était son sobriquet, et dans les profondeurs où nous le voyons tombé, c’était heureux pour lui. Mais le gentilhomme couvait quelque part sous cette épaisse peau de dogue. Joulou était brave.
Marguerite aussi.
Roland releva sa tête. Il restait tout étourdi du choc moral qu’il venait d’éprouver et sa pensée était pleine de trouble. Il n’était pas des habitués de la Taverne; il n’avait jamais rencontré Joulou. La vue de cet homme à la figure bouleversée, qui l’abordait tête nue, l’injure à la bouche et le poignard à la main fit naître en lui l’idée d’une méprise, fortifiée encore par le travestissement que Joulou portait.
– Mon ami, lui dit-il, passez votre chemin.
Joulou le saisit au collet et le secoua violemment. Roland était d’une force peu commune. Il se leva, mû seulement par un instinctif besoin de défense, et mit, d’un saut léger, le banc entre lui et son adversaire.
Celui-ci grommela:
– Tu es donc lâche, garçon! Nous faisons pourtant la paire de Buridan, et tu as une dague toute semblable à la mienne… Rends le portefeuille, je te laisserai aller. Le mot de portefeuille frappa Roland, cette fois.
– Venez-vous de là? demanda-t-il en montrant la maison de Marguerite.
Joulou grinça des dents et répondit:
– Oui, je viens de là…, voleur!
En même temps, faisant usage de ce coup, fameux dans les joutes bretonnes, et que les gars du Morbihan exécutent avec une étonnante perfection, il franchit le banc d’un brusque élan et jeta sa tête dans l’estomac de Roland.
Celui-ci avait reculé d’un pas. Il reçut à deux mains le choc amorti de ce bélier qui frappant d’aplomb, eût broyé sa poitrine.
Ce fut Joulou qui roula sur le pavé de la chaussée.
– Un lion! murmura là-haut Marguerite. Un beau jeune lion!
La gorge de Joulou rendit un rugissement de rage.
– Tire ton couteau! cria-t-il. Ne plaisantons plus, garçon, c’est bien à toi que j’en veux. Tire ton couteau!
Roland remit froidement le banc entre lui et son adversaire déjà relevé; Joulou revint à la charge avec un acharnement de bête fauve. Roland dégaina enfin la dague pour rire qu’il portait à sa ceinture.
Mais il n’avait d’autre pensée que d’échapper à ce furieux. Des chants venaient par la rue Campagne-Première qui débouchait à quelques pas de là et qui n’était alors qu’une ruelle non pavée, servant de chemin charretier. C’était dans cette ruelle que s’ouvrait l’entrée principale du cabaret de la Tour de Nesle.
Roland allait à reculons. Par deux fois, Joulou put le joindre et fut terrassé, malgré sa brutale vigueur et l’habitude qu’il avait de la lutte. La troisième fois, au coin de la rue Campagne-Première, et comme Roland voyait déjà les lumières de la guinguette qu’il s’était désignée à lui-même comme un refuge, son pied toucha une «glissade» préparée par les enfants du quartier, et qu’il n’avait pas aperçue dans l’ombre. Il trébucha et tomba.
Joulou se jeta sur lui avec un hurlement de loup. Il lui donna de sa dague au travers de la poitrine si furieusement que le couteau entier disparut dans la blessure et que le sang chaud, jaillissant à sa face, comme s’il eût percé une outre, l’aveugla.
Roland ne poussa qu’un cri, bref et déchirant.
Là-haut, sur le balcon, Marguerite s’affaissa, puis se traîna dans le salon. À ce moment, la porte de la Tour de Nesle s’ouvrait et une bande joyeuse sortait en chantant.
À l’autre extrémité du boulevard, vers l’Observatoire, une ronde de police, marchant d’un pas tranquille, arrivait les mains derrière le dos.
Joulou tâtonnant comme un aveugle et pesant à deux mains sur ses yeux que le sang chaud brûlait, trouva la porte de la maison. Il rentra sans avoir été vu par la ronde de police, ni par la bande joyeuse qui sortait du cabaret de la Tour de Nesle.
Le froid était vif. Les rares fenêtres qui donnaient sur la partie du boulevard où le meurtre avait eu lieu étaient toutes fermées. Le crime, qui, pour une conscience large et mal éclairée, avait pris un instant, les allures d’un duel, n’avait pas eu d’autres témoins que cette femme, penchée là-haut, à son balcon, et qui était complice.
Le secret mortel restait entre cette femme, Joulou et Dieu.
Les jeunes gens, tous costumés, qui descendaient la rue Campagne-Première, causaient et chantaient.
Ceux qui causaient disaient:
– Fin du carnaval! la tirelire est vide, on a mangé la dernière montre, et le père Lancelot ne fait pas crédit.
Ceux qui chantaient, ivres à demi, répétaient avec fatigue et mauvaise humeur ce refrain qui avait bercé le dîner de Joulou:
Allons!
Chantons!
Trinquons!
Buvons!
Les uns et les autres bâillaient. Il faut bien s’amuser. Ainsi s’amusent trop souvent les bandes joyeuses.
Quant aux fonctionnaires composant la ronde de police, ils discutaient avec une courtoisie calme des sujets littéraires ou politiques et dormaient debout du meilleur de leur cœur.
Les costumes de la bande joyeuse étaient tous empruntés au drame de la Tour de Nesle, nous savons cela. Le roi Louis le Hutin s’arrêta au milieu de la ruelle et dit:
– Si nous étions dans les temps de barbarie où j’avais l’honneur de gouverner la France, nous dévaliserions un passant et nous finirions la nuit au n° 113.
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