Il jouait en bras de chemise. Il avait des bottes et son pantalon froncé sur les hanches le serrait à la ceinture comme une robe de femme.
C’était lui qui «bloquait» le plus de billes et qui plaçait le plus de «mots». Son succès était complet; tous les hommes l’admiraient, toutes les dames le caressaient du regard. Cocotte, c’était le nom qu’on lui donnait, acceptait ces hommages comme une chose due et gagnait gaiement les sous de ses partners en guenilles.
Deux personnes seulement, dans toute l’assemblée, paraissaient ne point s’occuper de lui. C’était d’abord M meLampion, qui, selon l’habitude, sommeillait majestueusement derrière son comptoir, et c’était ensuite un homme de taille herculéenne, dont la figure hâve et malheureuse se cachait à demi sous ses cheveux en désordre. Cet homme occupait la table la plus éloignée du centre, à droite de la porte, et un large vide existait autour de lui, à droite comme à gauche. Il s’était fait servir un petit verre qui restait intact. Depuis son entrée, il demeurait immobile, la tête enfoncée entre ses deux robustes mains.
Les regards que les joueurs et la galerie jetaient à ce personnage étaient rares; ils exprimaient à la fois de la répugnance et de la crainte. Cocotte seul lui avait dit lors de son entrée:
– Bonjour, marchef; comment va?
Encore avait-il ajouté à voix basse:
– Il y a du tabac, puisque voici le Coyatier! Quand cet oiseau-là sort de son trou, méfiance! Je parie que nous allons avoir du nouveau cette nuit.
Aussi quand la porte s’ouvrit pour donner passage à la judaïque figure de M. l’Amitié, il y eut un effet produit, comme on dit au théâtre.
Les conversations se turent autour des tables, les billes s’arrêtèrent sur le billard, et, de groupe en groupe, on aurait pu entendre ce nom prononcé à voix basse: Toulonnais-l’Amitié.
– Qu’est-ce que je vous avais dit? ajouta le jeune M. Cocotte en clignant de l’œil à la ronde, Tabac!
Le nouveau venu referma la porte et dit d’une bonne grosse voix toute ronde que nous n’aurions point reconnue, car il parlait sur un autre ton dans l’échoppe du père Kœnig:
– Bonsoir, les petits vieux, ça va-t-il comme vous voulez? Je passais ici en me promenant, j’ai eu l’idée d’entrer pour savoir un peu ce que vous pensez du cours de la Bourse et des affaires politiques.
Il y eut un éclat de rire un peu contraint, et quelques dames allèrent jusqu’à dire:
– Est-il farceur, ce M. l’Amitié!
L’homme à la taille d’athlète qui était tout seul dans son coin n’avait pas bougé, et M meLampion dormait toujours.
L’Amitié, en changeant de voix, avait changé aussi de tournure et de visage. Son allure était brusque, son regard hardi et franc.
– Vous apportez de l’ouvrage, patron? demanda Cocotte d’un air soumis et presque caressant.
– Savoir, bijou, savoir… Je ne vois pas ton ami Piquepuce, hé?
– Il n’est pas venu ce soir.
– Il viendra… nous avons à causer… Holà! amour, ajouta-t-il en secouant l’épaule massive de la limonadière, qui ouvrit en sursaut ses yeux frangés d’écarlate, je paye une tournée de vin chaud à tout ce joli monde-là pour boire à la santé du roi de Prusse et de son auguste famille.
On rit encore, mais au milieu du rire une voix lugubre se fit entendre.
C’était l’homme au bout de la salle qui avait relevé la tête et qui disait:
– Monsieur Lecoq, moi je ne suis pas ici pour m’amuser. On m’a ordonné de venir, et je suis venu. Dites-moi tout de suite ce qu’on veut de moi.
– Je n’en sais rien, répondit sèchement l’Amitié; chacun son tour, tu auras le tien. Bois un verre de vin chaud, marchef, si tu veux, et prends patience. Ce soir, il y en a d’autres que toi qui ne sont pas ici pour s’amuser.
L’athlète reprit son immobilité chagrine et repoussa un verre plein que le garçon lui tendait.
– Amour, reprit l’Amitié, qui revint vers la grosse dame de comptoir, fais allumer le confessionnal.
Et il ajouta en s’adressant à Cocotte:
– Allons, petit, monte.
– C’est que, objecta le plus élégant des joueurs de poule, ma bille vaut 1 franc 75.
– Je t’en donne 2 francs, repartit l’Amitié, et je l’offre à ce bon Coyatier.
– Nous ne jouons pas avec le marchef! dirent les autres d’une seule voix.
Celui-ci ne répondit point, mais ses yeux s’ouvrirent tout grands et se fixèrent tour à tour sur chacun de ceux qui avaient parlé.
Il n’y en eut pas un seul pour soutenir ce regard à la fois triste et terrible.
L’Amitié ricanait.
– Quand M. Piquepuce va revenir, ajouta-t-il en se dirigeant vers un petit escalier en colimaçon, situé derrière le comptoir, il faudra l’envoyer à confesse.
Cocotte le suivit.
Dès qu’ils furent éloignés, au lieu de continuer la partie, joueurs et buveurs se massèrent en un seul groupe où l’on se mit à parler tout bas. Le résumé de l’entretien aurait pu se traduire ainsi:
– Cocotte, Piquepuce et le marchef! c’est une mécanique à grand spectacle!
L’endroit que ce bon M. l’Amitié appelait son confessionnal était tout bonnement un cabinet particulier, situé au premier étage. L’unique fenêtre de ce réduit, destiné à fêter l’amour en guenilles et Bacchus frelaté, donnait en face de la ruelle et avait vue sur le boulevard. Une double porte toute neuve et bien rembourrée faisait contraste avec l’indigence malpropre de l’ameublement. Ce luxe était dû à Toulonnais-l’Amitié, qui avait fait de ce lieu une succursale de ses divers cabinets d’affaires.
Car c’était un homme considérablement occupé.
Au moment où Cocotte passait le seuil, une voix cria du bas de l’escalier:
– Ne fermez pas, j’arrive à l’ordre!
L’instant d’après, Toulonnais était assis sur le vieux divan entre ses deux acolytes.
M. Piquepuce avait une dizaine d’années de plus que le joli Cocotte, dont il était l’inséparable: Virgile, avant nous, avait mis cette différence d’âges entre Nisus et Euryale. L’apparence de M. Piquepuce était celle d’un rat de chicane prétentieux et romantique; il portait de longs cheveux, cachant le col d’un habit pelé.
– Cause, lui dit l’Amitié, le petit n’est pas de trop; il est bon qu’il sache un bout de l’histoire.
– Eh bien! commença Piquepuce d’un air important, notre jeune homme est à Paris.
– Parbleu! fit Toulonnais, qui haussa les épaules. Si tu veux, je vas te donner son adresse.
– Si vous en savez plus long que moi… voulut dire Piquepuce.
– Cela se pourrait bien, bonhomme, interrompit l’Amitié, mais tu es là pour répondre et non point pour te fâcher. As-tu vu la dompteuse?
– Je la quitte. Elle a sa baraque place Valhubert, devant le Jardin des Plantes, et doit emballer après-demain pour la fête des Loges.
– Se souvient-elle de Fleurette?
– Je le crois bien! quand ce ne serait que par jalousie!
– Ah! ah! fit l’Amitié avec une certaine vivacité, voyons ça… Ce vieux Père a décidément de la corde de pendu plein ses poches!
– J’ai donc payé le petit noir à la dompteuse, reprit Piquepuce, au café de la gare d’Orléans. C’est encore une femme agréable, quoiqu’un peu puissante. Il paraît qu’elle en tenait dans l’aile pour ce jeune Maurice et que ça lui est même resté malgré la suite des temps. Vous savez, les dompteuses d’animaux féroces, c’est presque toujours des femmes romanesques; il n’y a pas plus langoureuse que M meSamayoux, quoiqu’elle ait mis jadis son mari à l’hôpital d’un coup de boulet ramé, en jouant et sans malice, dont il est mort au bout de cinq semaines de souffrances! Elle fait des vers comme père et mère, sauf l’orthographe, et pince la guitare à l’espagnole…
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