– C’est elle… c’est l’amour que j’ai pour elle qui est l’arme invisible! Son regard rencontra le papier et tout son corps eut un frémissement.
– C’est d’elle! dit-il, c’est son écriture, c’est le cahier qu’elle m’avait apporté! Et pourquoi avait-il disparu de mon cabinet? et comment me revient-il maintenant par le colonel Bozzo?
Un domestique à la livrée d’Ornans entra dans la serre; il portait trois lettres sur un plateau.
– Le valet de chambre de monsieur vient d’apporter ceci, dit-il; les trois lettres sont pressées.
Remy les prit et le congédia.
Il déposa les trois lettres auprès de lui, sur la caisse où était le yucca, sans même regarder les adresses.
L’instant d’après, il était plongé dans la lecture du manuscrit de Valentine.
Remy d’Arx lisait avec avidité; une sorte de magnétisme se dégageait pour lui de cette écriture bien-aimée.
Chaque ligne retournait le poignard dans sa blessure, mais l’excès de la souffrance a aussi son ivresse, et tout au fond de la coupe terrible le supplicié, dit-on, trouve une goutte de nectar.
Il aimait; son amour grandissait en dépit de tout, et les motifs qui auraient dû l’éteindre l’attisaient.
Mais il aimait sans espoir, ce fiancé à la veille de ses noces; quelque chose lui disait que tout était rêve autour de lui et que les préparatifs de ce mariage certain allaient s’évanouir comme un rêve.
Le mariage lui-même n’aurait point apaisé ses craintes ni calmé son trouble.
Même devant le magistrat qui rapproche légalement les deux époux, devant le prêtre même qui bénit leur union, il aurait refusé de croire.
Une voix criait dans sa conscience: «Tout ceci est mensonge, il n’y a de vrai que les coups répétés et implacables de l’arme mystérieuse…»
Il s’absorbait dans sa lecture à chaque instant davantage, il n’entendait plus les bruits qui venaient du salon, rien n’existait pour lui en dehors de la pensée qui le charmait et l’opprimait.
Ces pages, c’était Valentine elle-même; il lisait comme on s’enivre.
La pâleur de son visage était livide, il y avait à son front des gouttes de sueur glacée, il lisait toujours.
Il s’arrêta pourtant, car ses yeux se voilaient quand il arriva au passage où Valentine dépeignait les premiers mouvements de son cœur.
Le nom de Maurice le choqua comme un outrage; la force lui manqua, et il laissa aller le manuscrit.
– Qu’ai-je fait à Dieu, murmura-t-il, pour qu’il m’ait infligé cette torture? Je l’aime et je brise sa vie! jamais elle ne pourra m’aimer, et c’est en vain que je l’entraîne au fond de mon malheur!
Ses yeux tombèrent sur les trois lettres que le domestique venait d’apporter; les adresses des deux premières étaient de deux plumes amies; il ne reconnut point l’écriture de la troisième.
Ce fut celle-là qu’il ouvrit d’abord.
En déchirant l’enveloppe, sa main tremblait, parce qu’il pensait:
– Quand je reviendrai après l’avoir tué, que me dira-t-elle? et pourtant je suis condamné à le tuer!
En ce moment, la signature de la lettre éblouit son regard.
– C’est de lui! s’écria-t-il, pendant que tout son sang lui remontait au visage.
La lettre disait:
«Monsieur d’Arx, je vous dois la vie et la liberté; je voudrais être votre ami, mais cela ne dépend pas de moi. Vous m’avez fait promettre qu’aussitôt libre je me tiendrais à votre disposition; malgré ma répugnance, je ne puis manquer à ma parole: je demeure rue d’Anjou-Saint-Honoré, n° 28. Je ne vous chercherai pas, monsieur d’Arx, mais je n’ai pas le droit de vous éviter.»
C’était signé Maurice PAGES.
Une flamme s’était allumée dans les prunelles de Remy.
– Il n’est pas même jaloux de moi! dit-il avec une colère concentrée, il n’a pas de haine contre moi! sa lettre n’essaye pas de railler, mais c’est le plus outrageant de tous les sarcasmes. J’ai le temps; demain, à l’heure où Valentine deviendra ma femme, je n’aurai plus de rival.
Sans y songer, il rompit le second cachet. Il lut d’un air distrait:
«Mon cher d’Arx,
«Voici un contretemps fâcheux; les papiers que vous aviez déposés chez moi ont disparu cette nuit avec d’autres valeurs, soustraites dans mon secrétaire. J’ai fait, bien entendu, ma déclaration, mais j’ai voulu vous aviser pour le cas probable où la police ne mettrait pas la main sur nos brigands. J’en suis pour une trentaine de mille francs et pourtant je ne mens point en disant que je regrette surtout les pièces auxquelles vous paraissiez tenir.
«Bien à vous,
«Général CONRAD»
Les lèvres de Remy laissèrent échapper malgré lui ces mots:
– L’ arme invisible!
Il froissa le papier et ajouta:
– L’autre lettre est justement de Godwin. Quelle est donc la puissance de ces hommes?
Il déplia la lettre, qui disait:
«Cher ami,
«Il y a eu un petit incendie chez moi à l’hôtel Meurice, et votre dépôt est détruit. Vous ne m’aviez point dit quel était le contenu du paquet et je devais seulement l’adresser à M. le duc d’Orléans dans le cas de votre décès.
«Néanmoins, sur votre simple déclaration qu’il contenait des valeurs, je suis prêt à vous en rembourser le montant.
« Yours truly,
« Francis GODWIN»
– J’avais deviné! dit Remy, qui replia la lettre avec assez de calme. Il ajouta:
– Reste le colonel, dont la maison peut-être aura été frappée par la foudre…
Il reprit le manuscrit de Valentine et en poursuivit plus froidement la lecture.
Nous connaissons ce manuscrit, au moins par extraits, jusqu’à la dernière page, au milieu de laquelle Lecoq fut interrompu par le colonel Bozzo.
C’était à l’endroit où Valentine, éveillée par un choc violent, retrouvait le fil de ses souvenirs d’enfance.
Le brouillard se dissipait pour elle; elle se revoyait au lendemain d’une catastrophe sanglante, seule, sans protecteur, entourée d’hommes dont le visage était voilé et qui discutaient sur sa vie ou sa mort.
La dernière ligne lue par Lecoq était celle-ci:
… Le masque de celui qui était le maître tomba…
Après ces paroles, qui avaient mis le colonel en un si grand émoi, le manuscrit de Valentine n’avait plus qu’une demi-page et nous la transcrivons:
«… Quand le masque fut tombé, je vis un homme de grand âge, au regard bon et doux, au front respectable que couronnait une chevelure blanche.
«Cet homme, ce chef des Habits Noirs, je l’ai revu, je le connais, vous le connaissez aussi, et vous l’aimez.
«Il est un de mes bienfaiteurs, j’ai essayé de douter, mais l’évidence m’accable. C’est le même, c’est lui!
«J’hésite, j’ai voulu écrire ici son nom et je n’ai pu, le papier peut trahir une pareille confidence.
«Mais je vous dois tout, monsieur d’Arx; pour vous je n’aurai aucun secret; le jour où vous me demanderez ce nom, je m’engage à vous le dire.»
C’était le dernier mot.
Remy referma le manuscrit et demeura immobile, les yeux cloués au sol.
Il était si profondément noyé dans ses réflexions qu’il n’entendit point le bruit de la porte qui s’ouvrait.
Il n’entendit pas non plus qu’on marchait dans la serre.
Quand il releva enfin les yeux, il vit devant lui le colonel Bozzo-Corona debout et les bras croisés sur la poitrine.
Remy le regarda fixement et dit:
– C’est vous qui m’avez fait remettre cet écrit, monsieur?
Le colonel fit un signe de tête affirmatif.
– On me l’avait volé, reprit Remy, dans mon cabinet, au Palais de Justice. Pourquoi me l’a-t-on rendu?
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