– Le fait est, soupira le vieillard, que j’ai toujours eu l’âme trop tendre.
Lecoq éclata de rire et lui envoya un baiser.
– Arrivons au bouquet, dit-il brusquement, car vous croiriez que j’ai triché tout à l’heure en vous annonçant une grosse surprise. Attention! c’est la petite qui parle:
«… Je restai ainsi longtemps avec un voile sur la vue, un voile que je ne pouvais soulever, et qui était juste assez transparent pour irriter l’impuissance de ma mémoire. Voici bien peu de jours que le voile s’est déchiré; la semaine dernière, je suis venue chez le colonel Bozzo pour lui souhaiter sa fête; son domestique le croyait dans son cabinet, où je suis entrée sans frapper, selon mon habitude.
«Le colonel ne devait pas être loin, car son grand fauteuil restait devant la tablette abaissée de son secrétaire.
«Pour l’attendre, je m’assis dans le grand fauteuil en me jouant; j’étais à cent lieues de pressentir quoi que ce soit.
«Ce fut le hasard que mes yeux tombèrent sur un manuscrit ouvert sur la tablette…»
Le colonel se frappa le front.
– Sangodémi! murmura-t-il, j’étais descendu au salon pour laver la tête à ce coquin de Corona.
– Vous voyez, répliqua Lecoq, que ce n’est pas seulement M. Remy d’Arx qui oublie ses papiers sur les tables. Papa, ce jour-là, vous n’aviez pas mis votre corde de pendu dans votre poche.
Le colonel prit un accent plaintif pour murmurer:
– Quand il m’arrive quelque chose de malheureux, vous triomphez. Au fond, vous me détestez tous… Est-ce qu’elle parcourut le mémoire de Remy?
– Je penche à croire qu’elle l’avala d’un bout à l’autre, voyez plutôt:
«… Les mots Habits Noirs, qui sortaient soulignés au milieu de la page me frappèrent, ma curiosité fut éveillée et je n’eus aucun scrupule, car je pensai qu’il s’agissait de l’affaire pendante devant la cour d’assises et dont tout le monde s’occupe; mais je ne fus pas plus tôt entrée dans la lecture de votre travail, Remy, que mon cœur se serra violemment; il me sembla que je trouvais une clef à l’énigme vague de mes souvenirs. Remy, je les ai vus, ces hommes à masques noirs. J’ai entendu leur terrible formule: Il fait jour! Ils étaient rassemblés je ne sais où, dans un lieu sombre, et moi, pauvre petite enfant qu’ils croyaient endormie, j’écoutais, je regardais.
«Il y en avait qui disaient: «Elle est trop jeune pour comprendre et pour se souvenir.» D’autres répondaient: «La prudence veut qu’elle meure!»
«C’était de moi qu’on parlait.
«Le voile de celui qui était le maître tomba…»
– Tu mens! interrompit le colonel d’une voix que la frayeur et la colère faisaient trembler; il n’y a pas cela! Jamais je n’ai laissé tomber mon masque!
En même temps son bras maigre s’allongea avec une vigueur inattendue, et il arracha le manuscrit des mains de Lecoq en repoussant celui-ci violemment.
Tout son corps s’agitait sous les couvertures pendant qu’il approchait le papier de ses yeux.
Il lut en silence; pendant qu’il lisait, ses sourcils d’abord froncés se détendirent peu à peu et un sourire véritablement diabolique vint à ses lèvres.
– Est-ce que nous avons une idée, papa? demanda Lecoq, qui suivait d’un œil curieux le changement de sa physionomie.
– Que veux-tu l’Amitié? répliqua le vieillard avec une humilité feinte évidemment, chacun de ces deux chers enfants possède une moitié de notre secret; en réunissant ce qu’ils savent, on forme un tout et nous sommes de pauvres agneaux marqués pour la boucherie.
– Mais Remy d’Arx, repartit vivement Lecoq, n’a pas encore lu cela; il suffit d’empêcher que Valentine et lui se trouvent ensemble.
– Puisqu’ils sont fiancés, l’Amitié!
– Fadaises! il n’est plus l’heure de combiner ces petites comédies, il s’agit de sauver notre peau, et voici mon avis: brûlons d’abord ce satané papier, ensuite nous nous occuperons du Remy d’Arx et de sa Valentine.
Le colonel caressa du regard le manuscrit qu’il tenait à la main.
– Mon fils, dit-il doucement, parmi tous les nôtres, tu es le plus intelligent et le plus capable; moi, je me fais si vieux, si vieux, que ma cervelle s’en va par morceaux. Je n’ai plus pour moi que ma chance, tu sais, ma chance de possédé. Ceci est dangereux, je l’avoue, très dangereux, mais tous les poisons sont dans le même cas. Mets-toi bien en face de la situation, qui n’a pas changé; nous ne pouvons rien contre Remy d’Arx tant que nous n’avons pas les deux autres exemplaires de son mémoire. Ne m’interromps pas, je les aurai, j’en suis sûr, mais il faut le temps; jusque-là, notre seule ressource est l’arme invisible. Eh bien! en trempant l’arme invisible dans ce poison-là (il frappait sur le manuscrit), on tuerait un demi-cent de taureaux, mon bon. Or, nous n’avons affaire qu’à un juge d’instruction et à une petite demoiselle.
Lecoq et lui se regardèrent; Lecoq baissa les yeux le premier en murmurant:
– Je l’ai dit bien des fois: vous êtes le diable.
Le colonel sourit à ce compliment et glissa le rouleau de papier sous son traversin en disant:
– Il fera jour demain, mon bibi; nous allons faire dodo, bonsoir!
– J’oubliais, dit-il, un renseignement qui m’a été fourni par M. Préault, le greffier. Le lieutenant Pagès et le juge ont commencé par être une paire d’amis, hier, et un instant, Préault a cru que, malgré l’évidence, M. d’Arx allait accoucher d’une ordonnance de non-lieu. Ils avaient causé plus d’une demi-heure, le lieutenant et son juge, sans savoir mutuellement à qui ils avaient l’honneur de parler. C’est tout à la fin de l’interrogatoire que M. d’Arx a deviné qu’il était en face du particulier de Valentine, et c’est seulement lorsqu’on a lu le protocole du procès-verbal que le lieutenant a connu le nom de Remy d’Arx. M. Préault dit que leurs yeux lançaient des flammèches et qu’il n’a jamais vu deux hommes si près de s’entre-dévorer.
Le colonel avait remis sa tête sur l’oreiller.
– Voilà! fit-il d’une voix déjà endormie, il y a des gens qui ont toujours quinte et quatorze dans leur jeu. J’en connais plusieurs dans l’histoire: Alexandre le Grand, César, Charlemagne, Napoléon… et moi!
Quinze jours s’étaient à peine écoulés et c’était déjà la veille du mariage.
Les choses vont vite et bien quand on a dans sa manche un ami comme le colonel Bozzo; il avait fait sa principale affaire de cette union qui rapprochait sa nièce chérie et le mieux aimé de ses amis, celui qu’il appelait volontiers son fils d’adoption: M. Remy d’Arx.
Tous les délais avaient été abrégés, toutes les dispenses obtenues à la mairie comme à l’église, et ce bon colonel était venu aujourd’hui à l’hôtel, dès le matin, échanger des congratulations avec M me la marquise d’Ornans, tout heureuse d’un résultat si prompt et si complet.
Il y avait matinée chez la marquise; la fameuse corbeille était exposée sur une manière d’autel dans le salon d’été, et tout à l’entour on avait étendu les robes de la mariée, les cachemires et les dentelles.
C’était riche et charmant; la marquise avait fait des folies, le colonel s’était piqué d’émulation, et M. de Saint-Louis, brochant sur le tout, avait envoyé des cadeaux dignes d’un prince.
Les amis de la maison s’extasiaient à l’envi et admiraient tout haut ce gracieux étalage, mais tout bas ils se dédommageaient en distribuant des coups de dents à tout ce qui se pouvait mordre.
La marquise n’entendait que les compliments et disait de temps en temps au colonel, qui n’avait cédé à personne l’honneur d’être son cavalier:
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