– Ah! bon ami, comme vous avez mené tout cela!
– Uranie, répondait le vieillard, exhumant pour la circonstance ce nom de baptême qui avait été poétique autrefois, le bonheur de nos deux chers enfants sera ma récompense.
– C’est stylé, disait M. de Champion (de Saumur), c’est artiste, c’est cossu, mais nous avons à Saumur des trousseaux qui valent celui-là.
La voix authentique de maître Constance-Isidore Souëf, notaire rédacteur du contrat, se faisait entendre à l’autre bout du salon.
Il savait par cœur les chiffres stipulés et additionnait pour qui voulait l’entendre:
– Du côté de M mela marquise, la maison de la rue de Richelieu, qui vaut annuellement 35 000 francs nets et quittes d’impôts; les cinq fermes de Picardie, qu’on peut évaluer à 1000 louis en bloc, et l’hôtel de la rue de Varennes où demeurera le jeune ménage; côté du colonel Bozzo-Corona, la terre de Normandie qui, au train de poste que courent les biens ruraux, vaudra un demi-million avant une couple d’années, plus une inscription de rentes 5% au capital de 400 000 francs; du côté de M. de Saint-Louis, sa plantation de l’Ile-de-France qu’on ne peut pas évaluer à moins de 5000 piastres de revenu, la piastre équivalant à peu près à notre écu de cinq francs; tout cela nous donne, avec la fortune personnel de l’époux, un petit total qui dépasse gaillardement deux cent mille livres de rentes!
– C’est fort joli pour entrer en ménage, déclara M mede Tresme, non sans une légère pointe d’amertume.
– Sans compter les espérances, dit en passant M. le baron de la Perrière, qui venait d’entrer et qui se dirigeait vers le colonel.
– Voilà un amour! s’écria Marie de Tresme en contemplation devant une parure de pierres mêlées.
Elle ajouta en se penchant à l’oreille d’une autre petite demoiselle:
– Mettra-t-elle cela pour sortir le soir en fiacre?
L’autre petite demoiselle ricana et répondit:
– Tu es une méchante! elle n’aura plus besoin de sortir en fiacre puisque son brigand sait entrer par les fenêtres.
Au-dessus de ces murmures, les paroles élogieuses éclataient dans tous les coins du salon:
– Charmant! délicieux! exquis!
– Idéal! trouva même monsieur Ernest, l’échappé du collège, qui avait fait de grand progrès depuis deux semaines.
– Comme elle sera jolie avec cela!
– Elle qui porte si merveilleusement la toilette!
M. le baron de la Perrière, après avoir présenté son respect à la marquise, glissa rapidement à l’oreille du colonel:
– Il y a eu un petit incendie à l’hôtel Meurice, justement dans la chambre de lord Francis Godwin, et cette nuit on a profité du moment où le général Conrad soupait au Café anglais pour entrer chez lui et forcer son secrétaire. Il n’y a plus qu’un seul exemplaire du mémoire de Remy d’Arx.
– Baron, vous ne nous dites pas votre avis sur la corbeille? répliqua le vieillard en comprimant un mouvement de triomphe.
– Délicieuse, adorable, inouïe de richesse et de bon goût! s’écria aussitôt M. de la Perrière.
M mede Tresme disait au cousin de Saumur:
– Moi, d’abord, je ne crois pas à tous ces bruits-là.
– Des cancans! répondit M. de Champion, des bêtises! nous avons à Saumur des gens qui passent leur vie à fabriquer des bourdes pareilles. Je ne dis pas qu’il n’y ait absolument rien, car enfin le lieutenant l’a appelée Fleurette, et ce n’était pas une erreur, puisqu’elle a répondu: Maurice!
– Quelque hasard… fit M mede Tresme.
– Évidemment, et puis vous savez, cette chère Valentine a eu une enfance…
– Oui, oui… et une jeunesse…
– Voilà! en bonne conscience, on ne peut pas la juger comme on jugerait M llede Tresme ou M llede Champion. Avez-vous remarqué comme M. Remy d’Arx est changé?
– Il a vieilli de dix ans en quinze jours, tout uniment.
– Oh! le bijou de robe! s’écria Marie. Que fera-t-elle de tout cela! Et de loin on entendit, comme un écho persistant, la voix de maître Constance-Isidore Souëf qui répétait la fin de sa chanson:
– … Un total qui dépasse, haut la main, 200 000 livres de rentes!
L’entretien de M mede Tresme et du cousin de Saumur était devenu confidentiel.
– Moi, chuchotait M. de Champion, je vous répète ce qu’on m’a dit, la Gazette des Tribunaux n’en parle pas: il y a eu scandale au Palais. La chose était, en vérité, plus claire que le jour, et c’était presque un cas de flagrant délit.
– Puisqu’on avait suivi le malfaiteur, repartit M mede Tresme, depuis la maison de la rue de l’Oratoire jusqu’ici! C’est une bien singulière affaire!
Quelques habitués de l’hôtel s’étaient rapprochés d’eux et un groupe intime se formait.
– Est-ce que cela est bien vrai? demanda un des joueurs de whist de la marquise, est-ce que l’ordonnance de non-lieu est rendue?
– Si bel et si bien, répondit M. de Champion, qu’à l’heure présente le lieutenant Pagès se promène en toute liberté dans Paris.
– C’est impossible! fit-on à la ronde.
M mede Tresme appela du doigt monsieur Ernest et ajouta en manière d’explication:
– Ce petit bonhomme a un frère au parquet, et nous allons avoir des détails.
Elle s’interrompit pour crier à sa fille, qui s’approchait curieusement avec quelques compagnes:
– Regardez, mesdemoiselles, admirez, c’est de votre âge, nous n’avons pas besoin de vous.
Aussitôt interrogé, monsieur Ernest prit la pose d’un homme d’importance.
– Vous ne pouviez pas mieux vous adresser, dit-il; c’est mon frère, le substitut, qui a occupé dans cette affaire-là. Une affaire tout bonnement incroyable! M. Remy d’Arx est un homme d’un immense talent…
– Je crois bien! fit le chœur.
– Mais, reprit monsieur Ernest, personne n’est à l’abri d’avoir un accident, une maladie, un coup de marteau… Enfin moi je ne sais pas ce qu’a eu M. d’Arx, mais il a eu quelque chose.
Le chœur demeura muet.
– Voici l’histoire, poursuivit le petit jeune homme, heureux d’être écouté: la procédure était plus claire que de l’eau de roche, les rapports de police ne laissaient pas l’ombre d’un doute, les divers témoignages concordaient avec un ensemble accablant…
– Il s’exprime bien, ce polisson-là, fit observer le cousin de Saumur.
Tout fier de cette caresse, monsieur Ernest redoubla d’éloquence.
– Mesdames, dit-il ex professo, vous ne connaissez probablement pas bien les formes de procéder, le mécanisme, je vais tâcher de me faire comprendre: le juge d’instruction forme à lui tout seul une sorte de tribunal préalable…
– Au fait! au fait! dit M. de Champion.
– Le juge, continua l’échappé de collège, résume son travail dans une pièce qu’on nomme une ordonnance de «soit communiqué»; cette ordonnance saisit le ministère public, et le procureur du roi délègue un substitut pour examiner l’instruction; le substitut fait un rapport dont les conclusions se nomment un réquisitoire…
– Les petits enfants savent cela! gronda M. de Champion.
– Toutes ces dames, repartit aigrement monsieur Ernest, ne lisent pas la Gazette des Tribunaux avec la même assiduité que mademoiselle votre fille. On m’a prié de parler, je parle. Le réquisitoire de mon frère concluait au renvoi de l’assassin devant la cour d’assises, contrairement à quoi M. d’Arx a rendu une ordonnance de non-lieu pure et simple. Mon frère en a référé à son chef, le procureur du roi a lancé aussitôt un appel, mais M. d’Arx, usant d’un droit extrême, a délivré, je dois le dire, à la stupéfaction générale de tout le parquet, une mainlevée du mandat de dépôt et le lieutenant Pagès est aussi libre que vous et moi.
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