Mais de tout cela on peut dire que le jeune juge d’instruction s’inquiétait médiocrement.
Dans tout le tribunal de la Seine, il était peut-être l’homme que la question d’avancement personnel préoccupait le moins. Jamais il n’avait rien sollicité; il remplissait ses fonctions avec zèle, parce que sa vocation de magistrat était très fortement développée, il allait droit son chemin, parce qu’il était l’honneur même; mais loin de chercher les occasions de se pousser, il semblait fuir le monde officiel et employer les heures que ses fonctions laissaient libres à un travail opiniâtre dont nul ne connaissait bien la nature.
C’est encore là, dira-t-on, un moyen de parvenir. Tel ouvrage de doctrine ou de jurisprudence bien fait, bien appuyé et lancé à l’heure propice, est un outil excellent pour percer le trou par où les réputations sérieuses jaillissent parfois hors de terre comme des champignons.
Mais le travail de Remy d’Arx, quel qu’il fût, ressemblait un peu à celui de Pénélope; il se continuait sans cesse et ne s’achevait jamais.
À propos de ce travail, le meilleur ami de Remy d’Arx, l’excellent colonel Bozzo-Corona, laissait volontiers deviner qu’il en savait un peu plus long que les autres. Quand on l’interrogeait à ce sujet, il souriait bonnement, caressait la boîte d’or émaillée sur laquelle l’empereur de Russie lui avait donné son portrait, et murmurait tout doucement:
– Il y avait longtemps que personne ne cherchait plus la pierre philosophale!
Mais il ajoutait tout de suite en prenant un air sérieux:
– Il ira loin, fiez-vous à moi! et s’il la cherche, je ne connais au monde que lui pour être capable de la trouver.
Et, en vérité, ce beau Remy d’Arx, avec ses traits pâles, son regard inspiré, son grand front déjà dégarni de cheveux sous lequel semblaient lutter silencieusement la passion et la pensée, avait un peu la physionomie que notre imagination prête aux mystiques ouvriers du grand œuvre.
Malgré son apparente gravité, l’esprit d’aventure n’était pas mort en lui; il avait eu une jeunesse très chaude; on lui connaissait au moins un duel où il avait poussé la bravoure jusqu’à la folie; il était doux comme une femme, mais tous les chevaliers sont ainsi, et sous les plis de sa toge peut-être y avait-il encore une épée.
Nous ajouterons qu’indépendamment des promesses de son avenir M. Remy d’Arx avait soixante mille livres de rentes.
Avant l’arrivée de Valentine, plus d’une parmi les belles dames qui fréquentaient l’hôtel d’Ornans avait tenté peut-être de nouer ses couleurs à l’épaule de ce magnifique berger; plus d’une mère aussi l’avait montré à sa fille d’un doigt discret en prononçant ces paroles utiles qui ouvrent les yeux de la vierge sans maculer l’entière blancheur de sa robe; aucun résultat n’avait été obtenu, Remy passait doux et indifférent dans ce monde où l’attiraient la marquise elle-même, ancienne amie de sa mère, le colonel Bozzo, pour qui il professait un respect filial, et cette charmante comtesse Corona, qu’il aimait comme une sœur.
Au premier moment, on put croire que la présence de M llede Villanove ne modifierait point la situation, du moins en ce qui concernait Remy d’Arx.
Aux yeux de ce petit monde dont il était le favori, son seul défaut était un tantinet de sauvagerie. On crut s’apercevoir qu’il devenait un peu plus sauvage, mais ce fut tout.
Le jour où l’une de ces demoiselles découvrit que Valentine, pour employer la locution si prudente et si expressive du bon monde, avait «remarqué» M. Remy d’Arx, la grande nouvelle fut naturellement publiée dans tous les petits coins, et il y eut bien des sourires moqueurs échangés en tapinois, car la froideur de Remy était chose notoire. On aurait pu même aller plus loin: ses visites à l’hôtel devenaient de plus en plus rares, et c’est à peine si, dans ces occasions, il adressait à M llede Villanove les paroles exigées par la simple politesse.
Mais si clairvoyantes que soient généralement ces demoiselles, quand il s’agit d’intrigues mignonnes et de petits romans à la douzaine, elles sont sujettes à se tromper aux manifestations inconnues de cette chose si rare: un grand, un puissant amour.
Elles riaient auprès du piano, où l’on babillait sur n’importe quoi. Autour du foyer, la conversation languissait un peu parce qu’on attendait la table de whist. Çà et là, dans le reste du salon, les groupes ressassaient la chronique du jour.
Dans la serre, où l’on voyait paraître et disparaître de rares promeneurs, l’entretien de Remy d’Arx et de la comtesse Corona allait s’animant de plus en plus.
Le jeune juge d’instruction était très pâle et parlait avec une chaleur contenue; la belle comtesse s’arrêtait parfois pour l’écouter, tantôt riant aux éclats, tantôt émue et comme stupéfaite.
Soit par hasard, soit à dessein, Valentine, dont les doigts blancs se jouaient avec distraction sur les touches du piano, s’était placée de manière à ne rien perdre de ce qui se passait derrière les châssis de la serre.
Ces demoiselles, de leur côté, ne perdait rien de ce qui se passait sur les traits charmants de Valentine.
On pouvait dire ce qu’on voulait, les paroles ne signifiaient rien, puisque l’intérêt de la comédie était ailleurs: Valentine ne relevait-elle pas malgré elle ses grands yeux qu’elle eût voulu tenir baissés? une rougeur fugitive ne montait-elle pas tout à coup à sa joue? et n’avait-on pas surpris le froncement de ses sourcils délicats?
Marie de Tresme, un blond amour, conclut une discussion musicale en disant:
– C’est égal, moi, j’aime mieux Schubert. Le Roi des Aulnes, voyez-vous, c’est un délice.
Elle ajouta du bout des lèvres:
– Mais comme M. Remy d’Arx a de l’esprit ce soir avec la comtesse!
Valentine ferma le piano et tourna le dos à la serre.
On entendit la voix un peu cassée de M mela marquise qui disait:
– Alors, nous avons encore une cause célèbre ce mois-ci?
– Un succès colossal, repartit M mede Tresme, la mère de cette blonde Marie; on ne parle plus ni de Rachel, ni de Duprez, ni de Mario, ni de Grisi, tout est aux Habits Noirs!
Un gros homme, assis auprès de la marquise, ajouta:
– Nous nous en occupons aussi à Saumur.
– Et qu’est-ce que c’est donc que ces Habits Noirs? demanda d’un ton indolent M. de Saint-Louis de l’autre côté de la cheminée.
Ce fut à ce moment que le valet annonça M. le baron de la Perrière, qui fit son entrée rondement et en homme suffisamment appris.
– Voici la vingtième fois pour le moins que j’entends faire cette question aujourd’hui, dit-il, après avoir salué la marquise; les Parisiens en deviendront fous, et jamais, depuis la girafe, on ne vit une vogue pareille!
Il y eut des groupes qui se rapprochèrent et le gracieux conciliabule réuni auprès du piano se mit à écouter.
– J’ai peine à croire, reprit le gros homme, qui était un cousin de la marquise, habitant la province et s’occupant d’améliorations agricoles, j’ai peine à croire que ces Habits Noirs aient l’importance de la bande Châtelain et surtout des Escarpes dont la Gazette des Tribunaux nous a raconté les méfaits à Saumur.
– Vous avez l’air très fort, à Saumur, monsieur de Champion, dit M. de la Perrière, qui lui offrit la main en souriant, sur la Gazette des Tribunaux.
– La Bourse va bien, répondit le gros homme, mes bitumes ont monté de trois francs. C’est bon signe pour la paix de l’Europe.
Puis, prenant tout à coup cet accent oratoire, qui se gagne dans la pratique des comices agricoles, il ajouta:
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