Angèle faisait compassion; elle semblait, en vérité, plus belle à mesure que l’épouvante et la douleur l’écrasaient davantage.
Mais ce charme exquis de la délicieuse duchesse, qui eût conjuré peut-être le courroux d’un homme, ici, ne servait à rien.
Entre femmes, on ne se tient pas compte de cela, au contraire, et le regard de cette farouche enfant de dix-huit ans ne trahissait assurément aucune pitié.
– Ce n’est pas ma faute si j’ai entendu, dit-elle, je suis entrée au hasard dans la chambre où vous couchez, là-bas, à l’autre bout de la galerie. J’ai perdu le souvenir de beaucoup de choses, et la tête me fait mal quand j’y veux penser; mais il y a d’autres choses où je vois très clair…
– Et pourquoi me haïssez-vous, pauvre enfant? demanda Angèle.
– Je ne veux pas être interrogée, répliqua Clotilde durement; laissez-moi dire. J’étais bien lasse, j’avais fait beaucoup de chemin… Ah! la triste route! et je me laissais aller à dormir. Était-ce un sommeil? tout se mourait en moi. Vous étiez dans la chambre voisine avec la comtesse Marguerite de Clare, que je connais bien et qui est une méchante femme comme vous. Et je suis devenue méchante, moi aussi, peut-être, car il me plaisait d’écouter vos sanglots. Marguerite vous torturait, je trouvais cela juste…
– Mais que vous ai-je fait? s’écria Angèle. Le regard de Clotilde brûla.
– Trois fois, répliqua-t-elle, trois fois, vous, sa mère qu’il aime tant, vous l’avez exposé à mourir! Voilà ce que vous m’avez fait!
La tête de M mela duchesse de Clare se courba.
– Je vais lui payer ma dette, dit-elle, je suis ici pour cela.
– Vous vous trompez, repartit Clotilde, vous ne lui payerez pas votre dette: je ne veux pas que vous mouriez pour lui.
Angèle se redressa:
– Vous ne voulez pas! répéta-t-elle.
– Non, prononça tout bas Clotilde, je ne veux pas, mauvaise mère, mauvaise femme! J’ai demeuré dans la maison où vous vîntes au lit de mort de votre mari pour tromper son agonie et le tuer dans un baiser.
– Sur mon salut!… commença Angèle.
– Ah! interrompit Clotilde sans émotion apparente et de sa voix qui restait glacée, vous jurâtes aussi cette nuit-là. N’essayez pas de mentir avec moi. Je vous connais, et j’étais là tout à l’heure séparée de vous par une mince cloison, quand la comtesse Marguerite vous a quittée. Votre première pensée (votre vraie pensée, celle qui est à vous) a été de livrer Georges, le duc de Clare, à la place de cet Albert, le fils de votre faute. Osez me regarder en face et me dire: «Vous mentez!»
Angèle baissa les yeux, tandis que sa poitrine rendait un gémissement.
– C’est un autre que vous, poursuivit Clotilde, un autre qui vous a dit: «Il faut que le fils de votre mari soit sauvé, je le veux!»
Angèle garda le silence.
– Alors, continua encore Clotilde, cœur d’esclave, âme vile, tyran de ceux qui sont agenouillés, mais prosternée devant tout maître qui ordonne, vous avez répondu: «Le fils du duc de Clare vivra.»
«Et cette idée du sacrifice vous est venue sur le tard, à la dernière heure. Vous n’êtes pas digne de ce rôle, madame; ce rôle est à moi, je le prends, je le garde!
Elle écarta Angèle d’un geste puissant, mais tranquille, et dépouillant sa robe, elle mit la main sur les vêtements d’homme.
Il y avait de l’admiration dans le regard désolé de la duchesse.
– Je ne veux pas, murmura-t-elle. Vous savez qu’Albert vous aime! Je ne peux pas vous laisser mourir. C’est moi qui suis condamnée!
Clotilde, qui s’habillait, eut un sourire d’amer dédain:
– Vous appelez cela «être condamnée», dit-elle. Moi je me sens choisie, désignée par la bonté de Dieu!
– Cela ne sera pas!… s’écria la duchesse, secouée par un emportement soudain; à la fin, de quel droit m’outragez-vous? Moi aussi, je veux! et moi seule ai le droit de vouloir…
Elle se tut.
Clotilde avait mis un doigt sur ses lèvres et disait à son tour:
– Silence! vous allez l’éveiller!
Elle avait ce sourire triomphant des simples qui ont trouvé l’argument sans réplique.
Et, abandonnant sa toilette commencée, elle se rapprocha d’Angèle dont elle prit les deux poignets qu’elle serra froidement, mais avec tant de force que l’autre fléchit les genoux.
À l’aide du propre mouchoir d’Angèle qui résistait, mais en vain, elle lui lia les bras solidement.
Et, tout en travaillant, sans élever la voix, elle disait:
– Vous avez deux enfants dont l’un, mon Georges bien-aimé, mon Clément d’autrefois, est M. le duc de Clare. Je sais cela, maintenant que vous me l’avez appris à travers la cloison. Hier, je croyais encore le contraire, parce que vos mensonges m’avaient abusée. Celui-là est un cœur héroïque, ah! n’est-ce pas, madame? Vous connaissez aussi bien que moi sa chère et belle âme… Votre Albert est-il un lâche? Non. Eh bien! tous les deux, l’un comme l’autre, s’ils pouvaient se douter de ce qui se passe, réclameraient le danger qui leur appartient, qui appartient surtout à celui que le docteur Abel ne vous a pas ordonné de sauver. Croyez-moi donc, ne faites pas de bruit, si vous voulez garder votre Albert!
Cela était si vrai qu’Angèle implora, au lieu de combattre désormais.
– Je vous en prie, dit-elle, je vous en prie, ayez pitié de moi! C’est un supplice sans nom que je souffre!…
Ses jambes étaient liées maintenant comme ses bras.
Clotilde acheva de passer les habits d’homme.
Avec ses cheveux courts et une fois sa haute taille redressée, elle faisait illusion.
– Madame, dit-elle à Angèle, qui râlait à l’endroit même où elle était tombée, j’ai espoir que le docteur Abel a pu quitter la maison, car nul bruit de lutte n’est venu jusqu’à moi. À présent que j’ai conquis ce grand bonheur de mourir pour celui que j’aime, je ne vous en veux plus: soyez pardonnée…
– Mais vous n’êtes pas folle, malheureuse, admirable enfant! s’écria Angèle.
– Je suis heureuse! répondit Clotilde avec un splendide sourire.
Tout le cœur d’Angèle s’élançait hors de sa poitrine.
Clotilde lui souriait doucement. Puis, se penchant au-dessus de la duchesse, qui essayait de tendre ses bras:
– Vous qui restez, dit-elle, faites ce que je ne pourrai plus faire. Il me restait une tâche à accomplir, je vous la confie. Voici d’abord qui est à vous: votre acte de mariage…
– Quoi! s’écria Angèle, c’est par vous! C’est vous!…
– Voici, continua Clotilde, l’acte de naissance de Clément, le prince Georges, l’héritier légitime et unique. Promettez-moi…
– Oh! s’écria Angèle, sur tout ce que j’ai au monde de plus cher et de plus sacré, je jure…
– Cette fois, je vous crois… Et voici enfin de quoi rendre un nom et une fortune à celle qui fut ma pauvre petite amie, Lirette, qui est maintenant ma rivale victorieuse, à Clotilde de Clare dont j’ai usurpé la place à mon insu et par qui je meurs. Prenez tout et gagnez votre pardon, madame.
– Chère fille! balbutia Angèle étouffée par ses sanglots , grand cœur! Oh! si tu pouvais voir en moi comme je t’aime! Reste… Écoute! je t’en prie! ne meurs pas! c’est me tuer cent fois et dans une horrible torture!
Elle sentit les lèvres de Clotilde effleurer son front; elle entendit en un murmure:
– Vous avez dit: ma fille… J’avais fait ce rêve, en effet. Oubliez mes dures paroles… Adieu, ma mère!
La tête d’Angèle, privée de sentiment, heurta contre le bois du parquet.
Mais le temps pressait.
Clotilde légère, le front haut, drapée dans le manteau d’Albert qui cachait à demi son visage, traversait, déjà sur la pointe du pied la chambre du jeune malade, endormi toujours.
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